Dans ce rappel historique passionnant, Guy Trobas retrace la genèse de l’accession de l’amour au statut de signifiant maître dans le couple.
Si le jeune cardinal-diacre Lothaire de Segni, après son élection à l’unanimité comme Pape, s’est vu imposer de se nommer Innocent (Innocentius) ne nous y trompons pas : rien à voir avec ce que ce mot peut connoter pour nous du caractère naïf ou inoffensif d’une personne – connotation en effet apparue quelques siècles plus tard. En cause plutôt la pureté de sa vie qui lui était imputée une dénotation forte du terme latin innocencia – et peut-être la référence à ses deux prédécesseurs du même nom qui se sont illustrés dans des luttes doctrinales et politiques pour promouvoir l’autorité papale. De fait, durant sa papauté (1198 – 1216), Innocent III fût un pape énergique et décidé – un « Pape de combat ». D’abord sur le plan théologique, tant pour la consécration de points de doctrine (notamment la Trinité, la transubstantation, et le mariage), que dans ses conséquences en matière de lutte contre les hérésies (croisade contre les cathares, codification de l’Inquisition). Ensuite sur le plan politique, avec tout particulièrement la mise au pas des gouvernants de l’Europe chrétienne devant la théocratie pontificale, sans compter le lancement de la peu glorieuse IVè croisade (sac de Constantinople).
Son Grand Œuvre, qui a conjugué les deux plans précédents, c’est le quatrième Concile de Latran (11/1215), l’un des deux plus prolifiques en matière de droit canonique. Prolifique et porteur d’une coupure induite par une novation inouïe au regard de tout ce qui avait existé dans les cultures que nous connaissons. Ses effets, qui ont mis du temps à se concrétiser, sont à présent au cœur de ce que nous appelons le couple, et plus largement, des « structures complexes de la parenté » (Levi-Strauss).
De quoi s’agit-il ? Du mariage chrétien comme sacrement. En quoi est-ce une novation, dans la mesure où toutes les cultures ont réglé la conjugalité et où certains théologiens ainsi que le Pape Lucius III en avaient esquissé déjà les contours comme sacrement ? Ce qu’Innocent III introduit canoniquement à Latran IV c’est non seulement sa consécration doctrinale comme l’un des sept sacrements de l’Église, un sacrement indissoluble, mais aussi ses règles pour qu’il soit authentifiable comme tel. Et c’est là le nouveau qu’il s’agit de mettre en relief. Un mot le résume : le consentement à l’orée même de l’engagement, consentement qui fait « parfait » le mariage et non pas sa « consommation ». Insistons : à la simple union de deux corps est substituée l’union de deux volontés sous les espèces d’un consentement mutuel qui doit être libre et public, dit de vive voix dans un lieu ouvert (une église), et avec des bans qui l’annoncent. La règle doctrinale est telle, en son principe, que des mariages forcés ou contraints sont déclarés nuls, non advenus, et n’ont pas, de ce fait, à être annulés. Nous sommes loin du consensus romain ! Mais la novation ne s’arrête pas là puisque la femme accède à un statut autre que l’objet d’échange, un statut qui lui donne, comme sujet, une égalité, certes théorique, avec l’homme. Et l’opérateur de ce « miracle » est l’amour.
Certes, cet amour n’est pas laïc, encore moins saurait-il être « concupiscent » – des règles strictes encadrent la sexualité des mariés. Cet amour du couple qui suscite l’alliance de deux dons de soi est en effet censé se sublimer selon le modèle de l’amour christique de l’Église qui incarne le dessein d’amour de Dieu pour l’humanité. Passion oui, mais spirituelle ! Ceci étant, ce concept implique bien, dans sa logique, un renversement, une coupure par rapport à celui des structures élémentaires de la parenté qui avait laissé – « sagesse » dit Lacan – l’amour en dehors des circuits de l’échange des femmes. Il faut dire que dans l’époque médiévale les multiples variations concrètes de cet ordre symbolique dérivaient dans diverses voies de ravalement, dont le rapt.
C’est justement dans ce contexte que la puissante vague, au XIIe siècle, des discours des troubadours et autres poètes, de l’amour courtois, des cathares, sans compter les premiers romans laïcs et autres fabliaux, promeuvent un renversement et un antagonisme idéologique qui vient opposer la règle de l’amour, avec la force de son versant passionnel centré sur l’amour de l’amour, aux pratiques féodales du « matrimonial » placé plus ou moins sous le signe du christianisme. Retenons-en le symbole dans un jugement en 1174 de la Comtesse de Champagne qui fait prévaloir la liberté de cet amour sur celui du « devoir » d’amour dans le mariage.
Innocent III, qui dans un traité juste antérieur à sa fonction papale, avait démontré une attention particulière à l’affection dans le couple, a bien perçu, au-delà des désordres intempestifs (notamment endogamiques) des pratiques du mariage, la portée subversive des discours précédents au point de les qualifier d’hérétiques et ce d’autant qu’une de leur source d’inspiration était albigeoise. Latran IV manifeste clairement sa volonté offensive de contrer sur le plan justement de l’amour, le danger de tels discours d’où l’instauration tant institutionnelle que sacralisée de l’ affectio maritalis dans le mariage.
Ce n’est pas passé comme lettre à la poste. Notamment la priorité absolue du consentement s’est heurtée à de fortes résistances de haut en bas des liens sociaux. Les pouvoirs en place n’ont pas été les derniers à vouloir se démarquer du droit canon. Ne rentrons pas dans les détails mais remarquons simplement ici que des effets majeurs de discours, dus à cet acte de Innocent III, ont travaillé en profondeur les sociétés européennes les siècles suivants. Leurs traces sont innombrables outre une inflexion, disons, tensionelle, des rapports entre les hommes et les femmes : des usages linguistiques dans l’amour aux aménagements de la maisonnée, des mœurs communs ou aristocratiques aux représentations artistiques (je l’avais illustré avec la peinture flamande dans une intervention aux Journées de l’ECF sur l’Envers des familles, en 2006), des écrits romanesques et philosophiques à la réflexion sur le droit, bref, ces remaniements discursifs vont trouver une amplification patente chez les philosophes des Lumières et, dans cette même dynamique, travailler la Révolution française. C’est bien celle-ci qui va consacrer la suprématie du droit civil sur le droit canon en matière de mariage : institution du mariage civil dans le Constitution de 1791 et du divorce par consentement mutuel dans la loi de juillet 1792.
L’expression de « consentement mutuel » est ici décisive. Elle marque ce qui est repris du droit canon du mariage en termes de liberté et d’égalité mais le nouveau droit séculier ajoute à la première la possible dissolution du « contrat » de mariage et lui enlève sa valeur de validation sacramentelle. Et à la seconde il ajoute le retrait de toutes les obligations faites à la femme dans la conjugalité. Bien que le signifiant amour – qui pourtant aimantait tous les esprits voire les paroles des Constituants – ne figure pas dans les deux actes précédents, il est patent que, malgré son élision derrière le signifiant consentement mutuel, il est celui qui symbolise tout un remaniement discursif. C’est un signifiant devenu maître.
Que la Restauration soit revenue sur le divorce rétabli en 1884, mais seulement en 1975 pour le consentement mutuel –, ne change rien au fait majeur que l’efficace de ce S1 a suscité un effet de discours tel qu’il a fini par produire une véritable mutation des modalités selon lesquelles se forment et se vivent les couples dans ou hors le mariage. Parmi celles-ci avançons l’articulation entre la chute de l’autorité paternelle qui était « de principe » dans les traditions du mariage, y compris dans le supposé consensus romain, et la rivalité des sexes qui est bien une logique nouvelle entre eux. L’avènement de l’amour comme S1 est fondateur d’une nouvelle considération de la femme qui n’a pas fini de faire son chemin révolutionnaire !
Que Innocent III y soit pour quelque chose peut évidemment surprendre. Posons que ce soit « à l’insu de son plein gré », pour nous autoriser à reprendre la connotation plus tardive du terme d’innocent.
Ce qui est frappant, pour conclure, c’est que la sécularisation de l’amour n’a pas évacué la dimension d’idéal brûlant que sa version canonique tentait de promouvoir – elle l’a amplifiée. Au début cela a concerné le petit nombre, le grand faisant son affaire des transgressions, susceptibles d’être confessées ou non, absoutes ou non. Mais cet idéal de l’amour laïc, déjà repérable dans les propos des Révolutionnaires, jusqu’à un Engels, a été ensuite adopté par le grand nombre et ses illusions qui élident l’objet a voilé dans « l’habit »[1] de l’amour se payent de bien des souffrances – angoisse, dépression, et autres ravages –, dont le traitement n’est pas du ressort du confesseur. Les psychanalystes en savent quelque chose.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 12.