Mise en scène au théâtre de l’Odéon en juin 2015 par Jean Bellorini,
d’après la pièce de Ferenc Molnàr[1]
La pièce se situe dans les années 20, dans le milieu populaire et très pauvre de la Hongrie. La mise en scène de Jean Bellorini donne au texte dramatique une légèreté et un humour qui nous troublent et nous permettent de supporter la dureté du « sans-issue » dans lequel chacun des personnages est pris.
André Zavoczki, dit Liliom, est le nom d’un jeune homme de 28 ans. Il travaille dans une fête foraine au manège de Madame Muscat. Liliom… Elles le veulent toutes. Au-delà de faire tourner le manège, il fait tourner la tête des femmes, c’est un « bonimenteur », il est réputé pour les séduire toutes avec des mots, puis en abuser et les détrousser.
Un jour, il remarque Julie, une petite bonne de dix-huit ans, qui vient sur son manège. À elle, il ne lui dit rien, il la prend simplement par la taille, sans un mot ; elle se laisse faire. La patronne, qui est elle-même sensible aux boniments de Liliom, exige le départ de son manège de cette fille. Julie refuse et tient tête à Madame Muscat, et Liliom la défend. La rencontre se fait dans ce temps d’échange : le couple est né.
C’est une rencontre entre Julie et Liliom ; ils sont amoureux. C’est ce que devine le spectateur de la pièce, mais jamais ils ne se diront leur amour, leur lien. Comme l’écrit Jacques-Alain Miller à propos du Séminaire …Ou pire en quatrième de couverture du livre : « “Y a de l’Un” […] cet aphorisme, passé inaperçu, complète le “Il n’y a pas” du rapport sexuel, en énonçant ce qu’il y a. Entendez, l’Un-tout-seul. Seul dans sa jouissance (foncièrement auto -érotique) comme dans sa signifiance (hors sémantique) ».
Liliom – « Tout d’même t’oserais pas devenir ma femme ? »
Julie – « J’sais seulement que… si j’aime quelqu’un tout m’sera égal… même de mourir. »
Liliom – « Tu t’mettrais pas avec un salaud comme moi ? »
Julie – « Même avec le diable, Monsieur. »
Voilà les seuls échanges amoureux de la pièce pour ce couple. La jouissance de l’Un-tout-seul, c’est ce qui caractérise et lie ce couple. Chacun, à sa manière, protège l’Autre de la castration du désir. Le maître mot pour ce couple, c’est le fatalisme. Ils attrapent les conséquences de leurs actes comme des fatalités, et les acceptent sans jamais contrarier, entraver le destin, sans jamais projeter sur l’autre la douleur d’exister. Chacun fait de l’autre, dans son style singulier, un partenaire intouchable, un objet plein dont on ne se plaint pas. C’est un mode de jouir qui n’échappe pas au spectateur.
Julie protège Liliom avec un discours empreint de fatalisme. Être enceinte ? : « Moi ça m’a pas fait peur, lui dit-elle, il faut bien que ça vienne un jour ». Être battue ? : « Il en faut des comme lui, il m’a frappée parce que ça le vexe de travailler », dit-elle à son amie qui s’émeut de la voir battue. Liliom frappe Julie, mais Julie n’a pas mal, dit-elle. Quelqu’un lui dit, après sa mort : « Alors il ne vous frappait pas ? » « Non, jamais. Il a toujours été très bon pour moi ». Rien de ses sentiments ne sera dit à personne. Jamais elle n’acceptera la moindre critique par un autre de cet homme qui la maltraite, et qui lui parle mal. Elle jouit dans sa solitude d’être à lui, d’être la seule à le comprendre. Quand on la plaint et que son homme est critiqué, elle répond toujours sur le même mode : « ce n’est pas de sa faute, c’est la faute à pas de chance ».
Mais quand une autre femme vient lui dire : « Tout le monde dit du mal de ce pauvre Liliom excepté nous deux. Vous non plus, vous ne dites pas qu’il était mauvais », Julie répond : « Si, moi je le dis ». Julie ne cède sur rien pour maintenir son André dans ce lien unique, elle seule le comprend, elle seule sait. Même lui, Liliom n’a pas accès à ce secret qui fait jouissance pour Julie.
Julie ne lui livre le secret de son amour que devant son corps sans vie : « Dors mon André, ça regarde pas les autres, je l’ai jamais dit, même à toi, jamais, mais maintenant je te le dis… mon amour… Dors tranquille… mais maintenant t’entends plus ta Julie… Tu vois… J’tai tant aimé… Tu vois j’te le dis, mais j’ai honte, j’ai très honte… Dors mon André ».
Pour Liliom aussi, il y a un impossible. Il passe son temps à l’insulter, la jeter, l’abandonner, il ne la protège pas des besoins matériels de la société. La seule invention qu’il trouve pour la protéger, de lui, c’est de ne pas lui parler. De ne parler ni d’elle, ni de son amour pour elle, à personne. Le bonheur est impossible pour cet homme, parce que le bonheur c’est accepter de prendre le risque de le perdre. Quand Liliom sait qu’il va être père, la joie est trop forte, il ne peut soutenir ce désir et il se donne la mort pour ne pas risquer la rencontre et la perte. Au moment où il se poignarde, il pousse un cri d’amour, il appelle Julie.
C’est dans un dernier souffle, au moment de mourir, qu’il peut enfin lui avouer : « J’t’ai frappée parce que j’étais en colère, t’as chialé à cause de moi, je veux pas te voir pleurer…. Ma p’tite Julie ».
Le pendant de ce couple, c’est celui que forme son amie Marie, amie de jeunesse de Julie et femme de ménage, avec Wladimir, chasseur au restaurant. Ils vont passer de petits employés à propriétaires du Grand café. Marie et son amoureux se parlent, se chamaillent, font des enfants, se marient et se disputent. Marie qui, au début de la pièce, passe pour simple d’esprit, va se révéler du côté de la vie, avec une sexualité et un désir assumé et soutenu. Julie, qui l’enseignait sur la vie, va être enseignée par Marie :
Julie – « Vous vous engueulez jamais ? »
Marie – « seulement quand on fait des choses sensuelles. »
Julie – « sensuelles ? »
Un jour, Julie demande à Marie : « Depuis quand tu dis vous à ton mari ? ». Le mari répond : « Je préfère ça. Tant que nous nous disions tu, c’était des disputes sans arrêt. Maintenant nous nous disons vous et ça marche à merveille».
Dans le couple que forment Liliom et Julie, nous voyons comment chacun se soutient comme il peut, pour préserver l’Autre au-delà de l’autre de la castration. Julie accepte tout et Liliom se donne la mort. Avec la très belle mise en scène de Jean Bellorini, nous pouvons, dans les silences de ce couple, entendre la pulsion de mort. Là où Marie et Wladimir s’organisent avec le signifiant pour arrêter, limiter une jouissance.
Seize années après, l’âme de Liliom revient sur terre voir sa fille. Un dialogue s’engage sans qu’il lui dise qui il est. Il lui donne une gifle, parce qu’il ne sait toujours pas faire avec l’Autre, mais sa gifle ne porte pas, car il n’est qu’un spectre. Après son départ, sa fille s’étonne auprès de sa mère que la gifle ne lui ait pas fait mal.
« Maman, ça t’est déjà arrivé que quelqu’un t’ait frappée et que tu ne l’aies pas senti ?
« Oui ma chérie, ça m’est arrivé…on te frappe et ça fait pas mal… » Rideau.
[1] Actes Sud Papiers – Hors collection, novembre 1990.