Dans le discours du droit, l’enfant est-il, selon vous, considéré comme un sujet à part entière ?
Au niveau du droit, le juge est indépendant. La Loi identifie le mineur comme une personne avec des droits. Mais le regard et la façon dont un juge approche un mineur dans le cadre d’une audition relèvent du personnel. En somme, un juge est un juge : il a sa pratique, son cabinet. Il a sa formation de juriste, il passe par l’École nationale de la magistrature. Ensuite, c’est dans leur cabinet que les juges se forment – ce sont des rencontres, une pratique.
Dans le Code pénal, il y a la notion de discernement : L’enfant est-il en capacité de comprendre ce que je lui dis ? C’est au juge de décider. L’arrêt Jean Laboube, qui est très ancien, situe l’âge de ce discernement à sept ans.
En assistance éducative, c’est différent. Dans ma pratique de juge des enfants, j’avais des professionnels avec moi. Il m’est arrivé de devoir expliquer un placement à un bébé qui avait douze mois. Je lui ai parlé. Je ne sais pas ce qu’il a saisi de ce que je lui ai dit, mais les professionnels avec lesquels je travaillais étaient dans cette dimension-là, celle de dire.
Dans cette pratique de juge des enfants, j’ai expérimenté le fait que l’enfant entre dans l’audience d’assistance éducative avec les éducateurs et, possiblement, avec les parents. Ce qui était très important pour moi – c’est la pratique qui m’a amenée à cette posture –, c’était d’arriver à me détacher de l’audience et à être en situation d’observation de ce qui se passait : les interactions entre l’enfant et ses parents, la place des éducateurs, etc. La gestuelle de l’enfant et celle de ses parents étaient, pour moi, indicatives de choses importantes.
En droit, la parole de l’enfant a-t-elle un statut particulier ?
Avant d’avoir un statut particulier, la parole de l’enfant est un sujet pour les magistrats. Ils sont attentifs aux demandes d’audition des mineurs, c’est un sujet qui les inquiète. Certains juges aux affaires familiales souhaitent déléguer : ils pensent parfois que les personnels de la Sauvegarde de l’enfance, de par leur formation, sont plus habilités pour faire ces auditions.
Dans le cadre des audiences d’assistance éducative, j’ai entendu des centaines de mineurs. C’était tout à fait différent, parce qu’on travaillait avec des éducateurs, des assistants sociaux, des psychologues, parfois des pédopsychiatres. À titre personnel, entendre le mineur seul est devenu un exercice facile – avec cette précision cependant : je n’étais pas certaine que le mineur me dise les choses.
Tout sujet est d’abord parlé par les mots de l’Autre avant de pouvoir prendre lui-même appui sur les mots. Comment juger un sujet pris dans un tel dilemme ?
Dans leurs statuts, les juges ont une mission de garant des libertés individuelles. Quand un enfant est l’enjeu d’une décision de justice, il y a des tiers qui viennent juguler le possible dépassement du juge par rapport à la neutralité qu’il doit avoir.
L’enfant est une personne que nous entendons, mais, en même temps, nous sommes obligés de tenir à distance ce qu’il est en tant que personne pour garantir, justement, sa liberté. La parole de l’enfant est prise telle qu’elle se présente à nous, avec des garde-fous aussi. Par exemple, les enfants peuvent bénéficier d’un avocat, d’un administrateur ad hoc – c’est fondamental. L’avocat est un garde-fou, il y est formé : il fait partie d’un groupe spécialisé du barreau, il a vu l’enfant avant, il a eu des entretiens avec lui. L’enfant a certainement plus de libertés à parler à son avocat qu’à parler au juge qu’il va voir dans son bureau, lequel revêt une forme de solennité.
La vérité peut s’avérer « menteuse » ; ce que les enfants exploitent parfois. Comment cela est-il pris en compte dans votre pratique ?
Quelque chose a évolué ces vingt dernières années : chacun a sa vérité. Les accusés, les prévenus peuvent mentir et les avocats peuvent porter la parole de quelqu’un qui ment. Il y a trente ans, il fallait que le prévenu dise la vérité, et sa vérité devait coller aussi bien avec celle du dossier qu’avec l’intime conviction du juge. À présent, la vérité ressort des éléments objectifs, scientifiques. Dans les affaires criminelles, l’aveu n’existe plus, la parole n’est donc pas prise en compte. Celui qui ne veut pas avouer a le droit de mentir, même s’il a commis un crime, car sa culpabilité sera fondée sur les éléments fournis par la police scientifique. Avec les évolutions, on est donc dans une démarche où il faut objectiver : il faut des éléments qui viennent corroborer cette prise de parole.
Institutionnellement et historiquement, on a relativisé le poids et la puissance de la parole. On en arrive à dire : chacun sa vérité, chacun sa façon de voir les choses.
Depuis l’affaire d’Outreau, les juges sont prudents quand un enfant prend la parole. Si on veut valider la parole de l’enfant, on a besoin des professionnels de l’enfance. La parole de l’enfant est mise, en quelque sorte, au tamis. C’est le tamis du temps. Un enfant qui va bénéficier d’un suivi éducatif ou qui va être accueilli dans une maison d’enfants, c’est peut-être davantage dans ce cadre-là que la vérité peut émerger.
Face à une prise de parole, il faut toujours que le juge ait un doute. Il est garant des libertés individuelles et questionne cette parole, que ce soit celle d’un adulte ou d’un enfant.
Dans un dossier, nous pouvons avoir plusieurs vérités. Les décisions prises par les juges peuvent être attentatoires aux libertés individuelles. C’est le cas quand vous placez un enfant. Il faut que le juge, entre toutes ces vérités, trouve un chemin pour aller vers la meilleure décision. Nous sommes dans le registre de la responsabilité et de l’éthique professionnelle.
Entretien réalisé par Romain Aubé
Retranscription : Nathalie Marion & Lisa Toullec