La psychanalyse a changé le regard porté sur les enfants. Elle a pacifié de nombreux conflits autour de l’autorité et de ses abus. Elle a fait reconnaître qu’un enfant est un sujet à part entière. Cette expression est devenue un exutoire de la psychologie et on assiste, aujourd’hui, aux effets pervers de ces slogans d’une psychanalyse pionnière qui a mis la parole de l’enfant au centre de sa perspective éducative.
À notre époque, la parole de l’enfant est souvent sacralisée. Cela a quelques conséquences qui n’ont fait que s’amplifier jusqu’à devenir un droit de l’enfant à ne subir aucun interdit, aucune punition, tout devant se traiter par la parole et l’empathie.
Les pièges du tout dire
Certes, l’analyste d’enfant accorde une importance primordiale à ce que celui-ci dit en séance. Il ne s’agit pourtant pas d’en faire un modèle devant s’étendre à tout le domaine de la communication de l’enfant avec les adultes. Parentalité et psychanalyse ne sont pas en prise avec les mêmes attendus. Le prisme du « tout dire » ne convient pas à la relation entre l’enfant et ses parents.
Lorsqu’un parent veut tout savoir de son enfant, il exige de lui un tout dire. Celui-ci n’est pas le même que l’invite de l’analyste qui, précisément, ne demande pas qu’on lui dise tout, mais qu’on lui dise ce qui passe par la tête, ce qui est très différent. L’un demande la vérité, l’autre demande l’inconnu, le non-su. L’un exige un savoir absolu ; l’autre, va à la recherche de son symptôme. Si l’enfant est censé dire la vérité à ses parents, car il dépend d’eux, il n’en est rien de l’analyste. Celui-ci le croit dès lors qu’il lui parle et qu’il sait pourquoi il vient le voir – non pour parler comme l’indiquent trop souvent les prescripteurs, mais pour dire ce qui ne va pas (cette notion étant, bien entendu, déclinée en fonction de l’âge de l’enfant).
Varité de la parole
Lacan conçut le néologisme « varité1 » pour dire ensemble vérité et variété. Cette varité fait apercevoir que la vérité varie. Chose qui semble ne pas être reconnue en ce qui concerne l’enfant. Or, de quelle vérité s’agit-il pour lui ? Pourquoi l’enfant aurait-il un accès direct à la vérité ? Si la vérité sort de la bouche des enfants, il s’agit bien souvent de la vérité cachée des adultes. L’enfant dit ce que le parent cache. Il répète ce qu’il entend des adultes. Il jouit de ce savoir, de ce qui se dit entre papa et maman notamment, lui donnant alors un sentiment de toute-puissance. Cette parole qui ne doit pas se dire est celle du témoin, véritable objet a, plus-de-jouir dont l’enfant se fait le détenteur. Les parents s’en trouvent parfois démasqués. Et s’exclament qu’il ment. Contrairement à l’exactitude qui concerne la réalité d’un fait qui serait vérifiable, la vérité, elle, est toujours subjective et, comme telle, difficilement vérifiable. D’où l’embarras à dénoncer qu’un enfant ment quand il dit la vérité !
Mentir-vrai
Qu’il mente démontrerait plutôt que l’enfant recherche la vérité. Il veut savoir si l’Autre sait et, pour cela, est prêt à raconter des fadaises pour le vérifier. Le mensonge, chez l’enfant, sert à repérer que l’Autre ne sait pas tout. Il est essentiel qu’il fasse cette expérience. Beaucoup de parents ne le comprennent pas.
D’autre part, qu’il mente indique aux parents que la parole de l’enfant ne doit pas être sacralisée, mais entendue sur fond d’une vérité qui est vraisemblablement vraie. Vraisemblablement veut dire que le « manque du manque fait le réel, qui ne sort que là, bouchon2 ». Ce bouchon, c’est l’impossible à dire, ce qui est antinomique avec toute vraisemblance. Dire la vérité, a fortiori quand on est un enfant, c’est souvent la démentir dès lors que l’Autre la demande. Mentir est alors une défense. Mentir-vrai3 apparaît comme une réponse qui n’a pas de sens et où maints adultes se fourvoient à vouloir l’interpréter.
Aujourd’hui où nombre de parents, de professeurs se trouvent en prise avec les problèmes de harcèlement et d’abus, la parole est plus que jamais interprétée. L’enfant est interprété dans sa relation à la vérité toute. Ce qu’il ne dit qu’à mi-mots donne lieu à des investigations qui portent sa parole à l’aveu. Chaque fois qu’un enfant se plaint de harcèlement, qu’il se dit victime, sa parole est immédiatement considérée comme vraie. En douter serait perçu comme une méfiance suspecte. Dès lors, parler vrai n’est plus possible à une époque où l’interprétation fabrique des victimes comme des coupables en série. Mentir-vrai serait une solution pour échapper à l’imposture du tout dire.
Hélène Bonnaud
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n°17-18, printemps 1979, p. 14.
[2] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.
[3] Cf. Aragon L., Le Mentir-vrai, Paris, Gallimard, 1980.