L’enfant — Je viens parce que j’ai un manque…
Le psy — Ah ?…
Un suspens, un petit regard sous la mèche de cheveux. Que veut-il, cet autre que je ne connais pas ?
L’enfant — …un manque d’attention.
Le psy — Ah, bon ? C’est embêtant ?
Saint Jean Bouche d’or, cet enfant ? Non, car, pas plus que pour les adultes, la vérité ne sort de la bouche des enfants. Elle sort du puits, c’est-à-dire d’un lieu extérieur au sujet, qui fait trou dans ses représentations. Elle est à cette place pour chacun, que Lacan nomme l’Autre et un enfant l’explore. Cela produit parfois des accords originaux sur la guitare de la langue ou bien des désaccords avec les autorités du bien-parler pour ne rien dire.
L’enfant n’est ni fabulateur ni mythomane : c’est le signifiant qui fabule, fictionne et mythifie le réel. Quand cela devient effectif dans la rencontre – souvent un rire vient marquer ce moment – alors le travail de la cure commence.
« Tu mens », dit cet autre enfant à sa mère qui parle son enfant sans faire la moindre place, dans son discours, pour son enfant présent, qui parle. Alors l’enfant qui parle oppose son « Tu mens » à sa mère qui dit qu’il dort bien – « Tu mens, je fais des cauchemars qui me réveillent » – ou qu’il n’a pas de doudou – « Tu mens, j’en ai treize-quatorze en peluche plus ma sœur » – ; c’est-à-dire chaque fois qu’il entend sa mère annuler sa place de sujet dans sa parole.
L’enfant que l’on dit mythomane ou fabulateur ou menteur est un « hypersensible » du fait qu’il est « fabulé », « mythifié » ou « menti » par son Autre, qui l’objective dans son discours, dans son désir ou pour sa jouissance.
Qui écoute un petit enfant dans le moment où il entre dans la parole, où il s’apparole1 comme le dit Lacan, peut aisément se dire que, pour lui (l’écouteur) : C’est du chinois ! Car, comme le souligne Lacan : « Tout le monde n’a pas le bonheur de parler chinois dans sa langue […], ni surtout […] d’en avoir pris une écriture à sa langue si étrangère que ça y rende tangible à chaque instant la distance de la pensée, soit de l’inconscient, à la parole2 ».
Le petit enfant qui parle nous fait entendre précisément que, quand nous parlons notre langue dite maternelle, nous nous avançons toujours dans cet espace qui se crée de la distance radicale qu’il y a de la pensée (inconsciente) à la parole. Dans cette perspective, nous sommes tous des dyslexiques de lalangue3 de notre inconscient. Ainsi, nous sommes fous4 de croire que quand nous parlons, nous parlons la langue française. En effet, la langue dite « française » s’écrit, et c’est comme telle qu’elle a pris existence – il en va de même de la plupart des langues modernes.
L’enfant que l’on dit dyslexique est quant à lui confronté, comme chacun, à la langue française en tant qu’elle ne tient son statut que de son écriture, une écriture qui est fondamentalement étrangère à la langue que cet enfant qui parle ne veut ou ne peut pas considérer comme sienne. Elle ou il ne consent pas à ce que « lalangue est une affaire commune5 », car cela exige de chacun qu’il ait d’abord pu y être logé et s’y loger, afin d’en être séparé et de s’en parer.
Alors, l’enfant peut user du « moyen du tableau noir6 » pour y lire ce qui s’y est écrit, et découvrir que tout n’y est pas écrit.
C’est à et depuis cette place, celle du « tableau noir », qu’un psychanalyste ou un praticien qui s’en oriente intervient pour permettre à un enfant d’apprendre à lire le savoir qui le fait sujet. Ce faisant, il en autorise l’inscription au « tableau A7 » de l’Autre qu’il incarne dans le transfert de la parole à l’écriture et qui ne va pas sans une certaine perte. Car, comme l’affirme Lacan, « lalangue n’est efficace que de passer à l’écrit8 », là où elle se compte.
Daniel Roy
[1] Cf. Lacan J., « Préface à une thèse », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 398.
[2] Lacan J., « Avis au lecteur japonais », Autres écrits, op.cit., p. 498.
[3] Cf. Lacan J., « La Troisième », in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 33.
[4] « Tout le monde est fou » : ce dire de Lacan a été mis en valeur par Jacques-Alain Miller, pour en faire le titre du XIVe congrès de l’AMP à Paris du 22 au 25 février 2024 (cf. Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! » & Miller J.-A., « Tout le monde est fou », Scilicet. Tout le monde est fou, Paris, École de la Cause freudienne, 2023, p. 21 & p. 9-20).
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n°17-18, printemps 1979, p. 13.
[6] Lacan J., « Avis au lecteur japonais », op. cit., p. 499.
[7] Lacan J., Mon enseignement, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 51.
[8] Lacan J., « La conférence de Caracas », Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, 2021, p. 87.