Parfois, une séance de cartel provoque un dire sur le divan. Parfois c’est l’analyse d’un rêve qui pousse à une proposition de travail en cartel. Un entrelacs se dessine ainsi entre cartel et analyse. Le cartel, organe de l’École, produit un effet psychique. Comment cet effet-de-formation advient-il ? Pour essayer de saisir dans quelle mesure le cartel est un instrument vif et vivifiant de formation, je distinguerai trois actes : lire, dire et écrire en cartel.
Lire
Face aux textes de Lacan, il se peut que l’on soit impressionné, parfois découragé, au mieux décontenancé. Lire Lacan demande un effort, car c’est lire des textes écrits dans un style singulier, que Lacan qualifie de « maniérisme » [1]. D’origine latine, le terme de maniérisme désigne un courant artistique du XVIe siècle qui a débuté en Italie avec la « maniera », la main du peintre. C’est l’art de l’arabesque, de l’élégance, voisin du baroque [2]. Images troubles et obscures, déformations des corps via des torsions, tons acides et accords dissonants caractérisent le style maniériste. On reconnaît là le style de Lacan.
Dans « le Séminaire » se fait entendre la parole de Lacan, avec ses circonvolutions et son discours énoncé à la première personne, proféré voire vociféré. C’est un Je qui fait enseignement [3]. Faire passer la parole dans l’écriture, telle est la visée de l’établissement des Séminaires de Lacan par Jacques-Alain Miller. Lire en cartel implique un travail de déchiffrage qui rappelle le travail de l’inconscient dans l’analyse. Si le « pas-à-lire » vise le désir, il définit aussi l’écrit [4]. Comme le mentionne Lacan, « un écrit à mon sens est fait pour ne pas se lire » [5] car l’accent est à mettre sur le dire.
Dire
Prendre la parole en cartel constitue un acte. Dire implique le sujet, au-delà de l’énoncé. Dire est un acte d’énonciation. Le cartel est le lieu où s’expérimente la distinction entre le je de l’énoncé et le je de l’énonciation. L’effet de formation du cartel tient au fait de lire un dire qui passe dans le corps, un dire qui fait quelque chose. Le cartellisant, est ainsi invité au point « où il lui faille mettre du sien » [6]. Y mettant du sien, une mutation subjective pourra se produire.
Dans l’énonciation se loge, avec les jeux du signifiant, le discours de l’inconscient. Un Je énonce et s’énonce. Dans l’acte de l’énonciation, peut surgir un dire singulier où les mots résonnent. C’est un dire qui touche à l’écriture. Non pas l’écriture qui viserait à s’inscrire du côté du sens mais qui use de la lettre, celle qui fait littoral entre symbolique et réel.
D’un savoir-lire peut émerger un bien-dire, parfois fulgurant, et qui témoigne aussi de l’effet de formation du cartel. Le bien-dire branché sur la lettre tente de cerner un bout de réel, de serrer un impossible à dire [7], tout en accusant réception de l’impossible à nommer tout le réel.
Écrire
Il arrive qu’un cartellisant, soutenu par le plus-un, se risque à écrire et propose un produit de cartel. Un dire sur l’effet de formation du cartel peut s’écrire. C’est avec le style, la motérialité du langage, que s’écrit ce qui ne peut que se mi-dire. Écrire permettrait-il de retrouver le criblage du parlêtre par les dires, ces « projectiles [qui] criblent une surface », selon les propos de Lacan à Nice en 1974 [8] ?
Quand le travail en cartel se tresse à l’analyse, quand il existe un aller-retour entre le divan et le cartel, alors se produit une mutation de l’être du sujet. L’effet de formation du cartel est intimement noué à l’expérience d’une énonciation, celle qui est affine à la fonction de la parole comme écriture. Telle une tresse à trois brins, ces trois actes – lire, dire et écrire – se répondent.
Valérie Bussières
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[1] Cf. Lacan, J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 30.
[2] Cf. Souriau É., Vocabulaire d’Esthétique, Paris, PUF, 1990, p. 974-975.
[3] Cf. Miller J.-A., « Le dire de Lacan, son pathétique », Ornicar ?, n° 56, 2023, p. 60-61.
[4] Miller J.-A., « quatrième de couverture », in Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
[5] Lacan J., « Postface au Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 503.
[6] Lacan J., « Ouverture de ce recueil », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 10.
[7] Cf. Lacan J., « Le discours de Tokyo », 21 avril 1971, disponible sur internet.
[8] Cf. Lacan J., « Le phénomène lacanien », Cahiers cliniques de Nice, n° 1, juin 1998, p. 22.