En 2021, Jean-Claude Milner, invité à l’ECF à parler de la liberté d’expression et de la cancel culture, prononce une phrase qui m’a saisie : « il suffit de ne pas lire pour que la culture disparaisse » [1]. Cet énoncé rend compte d’un malaise civilisationnel touchant à la transmission. Cela résonne avec mon expérience du cartel qui se soutient de lectures, et fait écho à la voie ouverte par Lacan, invitant le psychanalyste à « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque » [2]. S’il s’agit de tendre vers ce qui se joue aujourd’hui, en retour, cela confère la responsabilité à ceux qui s’y engagent d’être à l’heure des opacités de notre société.
Interrogeons ce qui rend opérante la transmission de la psychanalyse. L’accès au savoir théorique, bien que nécessaire, n’est pas l’affaire de la transmission, qui se situe en un autre lieu. Lacan précise : « La thèse du transfert de travail […] est au fondement du concept de l’École, [elle] concerne l’analyste non en tant que maître, mais en tant que travailleur. […] Il ne s’agit pas d’amour du savoir mais de désir de savoir, c’est-à-dire de travailleurs qui vont contre l’ignorance, au sens du refoulement. » [3] L’amour du savoir advient pour l’analysant, par le travail du transfert dans l’analyse. Il se fonde sur le sujet supposé savoir. Il s’agit de dépasser l’amour de transfert pour accéder à un désir de savoir, qui se fonde sur un Autre barré et impulse le désir de travail.
Mon intérêt pour la psychanalyse m’a décidée à travailler en cartel et a fait événement en vivifiant mon rapport au savoir théorique. Cela s’est traduit par un abord plus accessible à la théorie analytique, une autre façon de lire et m’a engagée dans l’écriture de textes. Si la greffe du désir de travail peut prendre, c’est à partir de contingences qui sont autant de rencontres toujours singulières. Lorsque Lacan fonde son École, il ne donne pas de définition de ce qu’est un analyste. Cette absence laisse à chacun la responsabilité d’élever le travail au rang de la nécessité. Telle Pénélope n’ayant de cesse de défaire sa tapisserie, cette brèche a pour effet que le travail soit sans cesse sollicité, devenant un fil d’orientation qui pousse en direction du désir. Le travail en cartel fait, du manque rencontré, le socle du désir de travail. Se confronter à la dimension du savoir pas-tout, y compris par un engagement du corps, est une des spécificités du cartel – étude toujours en devenir. Elle actualise l’impossibilité de constituer un savoir bouclé sur lui-même. L’énonciation appareillée au transfert de travail rend compte de la présence du vivant dans le cartel. Il vise alors à ne pas reculer face au réel mais bien plutôt à s’en orienter.
L’héritage de Lacan, à l’envers de toute dimension dogmatique, nous invite à des perlaborations pour avancer. Le cartel en constitue une modalité concrète et singulière, mais pas sans autres. Il s’agit de s’orienter des différences et singularités de chacun plutôt que de viser une conformité qui les effacent. Les effets produits constituent des nouveautés et rendent la psychanalyse toujours plus actuelle. Pour que le discours analytique perdure, il ne s’agit pas de le répéter de façon mortifère, mais plutôt de l’inscrire dans l’époque. Le psychanalyste est ainsi à la tâche de réinventer la réponse aux symptômes – tentatives de traductions des malaises qu’ils soient du sujet ou de l’Autre.
Outil propice aux échanges, le cartel se soutient du discours analytique, fait circuler son objet cause et contribue à la survie de ce discours. En s’enseignant de ce qui gîte et s’agite au cœur de la civilisation, la psychanalyse démontre son utilité et son efficacité. C’est une question qui relève d’une éthique des temps modernes.
Ariane Fournier
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[1] « “Politique lacanienne” avec Jean-Claude Milner : Liberté d’expression vs woke, cancel culture », 31 juillet 2023, interview disponible sur Lacan Web Télévision.
[2] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.
[3] Miller J.-A., « L’École, le transfert et le travail », La Cause du désir, n° 99, juin 2018, p. 149-150, disponible à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2018-2-page-137.htm