Le cartel met en jeu un savoir inédit qui consiste « non pas [à] comprendre, piquer dans le sens, mais le raser d’aussi près qu’il se peut sans qu’il fasse plus pour cette vertu » [1]. Dans ce passage de « Télévision », Lacan nous renvoie à Rabelais dont l’œuvre se caractérise par la mise en avant des jouissances du corps et de la parole, origine de ce que l’auteur nomme gay sçavoir. Véritable remède contre la béatitude et la tristesse, le gay sçavoir s’impose comme moteur du cartel.
La béatitude est une félicité provoquée par une croyance en un savoir total. C’est justement ce avec quoi Rabelais rompt dans son écriture autant que dans sa mise en scène de l’éducation de Gargantua confiée dans un premier temps à un théologien. Gargantua est alors dans un rapport de béatitude au savoir qui virera à la bétitude. La béatitude, c’est le sujet comblé, repu par le savoir qu’il a ingurgité et qu’il est en train de digérer après avoir réduit l’Autre « à l’universalité du signifiant » [2]. C’est bien de cela qu’il est question quand Lacan parle dans « Télévision » de la SAMCDA, « société d’assistance mutuelle contre le discours analytique » [3]. Mais déjà dans son « Discours de Rome », il avait fait appel à Rabelais pour marquer l’écart entre le savoir qu’il souhaitait pour son École et l’enseignement dogmatique de l’IPA qu’il qualifiait de « pratique industrielle » [4]. Lacan a la volonté de faire chuter ce savoir qui n’est que semblant en faisant appel au gay sçavoir qui, lui, touche au réel [5].
Mais alors n’est-il pas ennuyeux voire triste de se dire qu’il n’y a pas de savoir garanti par un Autre ? Jacques-Alain Miller apporte une précision essentielle : « l’Autre n’existe pas, mais […] le savoir, oui, existe – à condition de le construire et de l’inventer » [6]. L’écriture de Rabelais en est paradigmatique. Prenons le passage célèbre où Gargantua, alors adolescent, a une conversation avec Grandgousier et lui explique être le garçon le plus propre de tout le pays « à force d’expérimentation inventée » pour se « torcher le cul ». Gargantua se met alors à rimer :
« Escoutez que dict nostre retraict au fienteurs :
[…]
Hordous,
Merdous,
Esgous,
Le feu de sainct Antoine te ard :
Sy tous
Tes trous
Esclous
Tu ne torche avant ton départ.
[Gargantua conclut :]
— Il n’est, dist Gargantua, poinct besoing torcher cul, sinon qu’il y ayt ordure. Ordure n’y peut estre si on n’a chié : chier doncques nous fault davant que le cul torcher.
— O (dist Gandgousier) que tu as de bon sens petit guarsonnet. Ces premiers jours je te feray passer docteur en gaie science, par Dieu » [7].
Ce propos « torcheculatif » nous fait entrer dans la dimension de lalangue et son effet résonnant liant signifiant et jouissance. Cette articulation nous garde d’une quelconque tristesse qui serait « savoir manqué », puisqu’en logique la jouissance y reste extérieure [8]. Le gay sçavoir au contraire « admet, lui, l’extimité de la jouissance, il admet que cette jouissance n’est certes pas résorbable dans le savoir, mais qu’elle ne lui est pas non plus extérieure » [9].
Évitant la formation d’une chappe de plomb de sens et poussés par une éthique du bien-dire, les cartellisants consentent à expérimenter ce lien si particulier du signifiant à la jouissance. En appeler au gay sçavoir dans un cartel, c’est donc rompre avec le dogmatisme qui conduirait à la béatitude et placer l’enthousiasme, « affect propre à un bon accès au savoir » [10], comme moteur. Le plus-un a la charge de trouer les discours établis, les cartellisants la responsabilité de se faire Docteurs en gaie science !
Isabelle Orrado
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[1] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 526.
[2] Miller J.-A., « Les affects dans l’expérience analytique », La Cause du désir, n° 93, août 2016, p. 100, disponible à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2016-2-page-98.htm
[3] Lacan J., « Télévision », op. cit., p. 519.
[4] Lacan J., « Discours de Rome », Autres écrits, op. cit., p. 148. Dans ce passage, Lacan évoque la possibilité de libérer la parole en référence aux paroles gelées de Rabelais.
[5] Cf. Miller J.-A., « Les affects dans l’expérience analytique », op. cit., p. 111.
[6] Ibid.
[7] Rabelais, « Gargantua », chapitre XII, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. la Pléiade, 1994, p. 40-41.
[8] Cf. Miller J.-A., « Les affects dans l’expérience analytique », op. cit., p. 110.
[9] Ibid.
[10] Ibid, p. 99.