Dans son « Acte de fondation », Lacan indique que l’École « représente l’organisme où doit s’accomplir un travail – qui, dans le champ que Freud a ouvert, restaure le soc tranchant de sa vérité » [1]. L’accent mis sur le travail nous invite à porter notre attention sur cette modalité de travail très précise qu’est le cartel, modalité dont le style est sous-tendu d’un transfert et de ce qu’il implique de manque.
Effet de groupe
En 1980, dans un contexte de crise, Lacan cherche un moyen pour contrer « l’effet de groupe » qui empêche le travail d’École. À cette fin, il évoque de nouveau le cartel. C’est un paradoxe : pour éviter « l’effet de groupe », il s’appuie sur un groupe. Cependant, le cartel est une modalité de groupe qui a comme principes un nombre limité de participants et une limite temporelle : « Allez-y. Mettez-vous à plusieurs, collez-vous ensemble le temps qu’il faut pour faire quelque chose, et dissolvez-vous après pour faire autre chose. Il s’agit que la Cause freudienne échappe à l’effet de groupe que je vous dénonce. D’où se déduit qu’elle ne durera que par le temporaire, je veux dire – si on se délie avant de se coller à ne plus pouvoir en revenir. » [2] Lacan vante ainsi le « tourbillon », le « tirage au sort » et le « provisoire » permis par la « permutation », non pour éviter absolument la colle – car le travail de cartel ne l’épargne pas –, mais pour permettre de s’en départir le cas échéant.
Manque de ou dans l’Autre
Cet effet de colle est à mettre en regard avec le fondement du rapport à l’Autre. Lacan indique : « L’Autre manque. Ça me fait drôle à moi aussi. » [3] Or, on peut être tenté de faire consister l’Autre d’autant plus qu’il manque. Par son interprétation, Lacan vise à permettre de se décoller de l’Autre et il donne à entendre que cette glu est aussi un effet de ce que l’Autre manque. En cela, l’effet de colle est a minima inévitable. Lacan subvertit les choses en faisant de ce manque un moteur. Avec le cartel, il formalise un dispositif permettant au sujet de se servir « du manque dans l’Autre ou du manque de l’Autre pour un travail, c’est-à-dire sur le fond de son ignorance, sur le fait que l’Autre ne sait pas » [4], indique Jacques-Alain Miller.
Transfert et travail
Cette question du manque de l’Autre a des conséquences sur l’enseignement de la psychanalyse, qui « ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail » : « Aucun appareil doctrinal […] ne peut préjuger des conclusions qui en seront le reste » [5]. Le transfert de travail est donc d’emblée éloigné de toute doctrine, de tout savoir fermé, universel, et l’accent porte plutôt sur le reste.
Dans ce transfert du travail de l’un à l’autre, il s’agit moins des « résultats » que du « style de travail » [6] qui se transfère. C’est pourquoi au sein de l’École, les membres ne sont pas des maîtres, mais des « travailleurs décidés » [7], au sens où la décision se supporte également de l’énonciation et du reste en jeu. Lacan vise d’ailleurs à décoller les membres de son École d’une identification au savoir. En confondant sujet du savoir et sujet supposé savoir, le risque est de donner consistance à l’Autre au point d’aimer son savoir jusqu’à y coller. Il s’agit de tenir à distance l’« amour du savoir » au profit d’un « désir de savoir » [8]. Ce désir prend appui sur un manque qu’il fait sien sans le combler. Le savoir n’est pas exclu, mais il est logé ailleurs, comme un horizon mouvant.
Démontrer et non comprendre
L’objectif de l’École, celui de « restaurer le soc tranchant de la vérité », concerne une vérité portée par le transfert de travail. Ce n’est pas une vérité Une, mais pas-toute. Lors de son excommunication par l’Association psychanalytique internationale (IPA) en 1963, Lacan met en lien la dimension de la vérité et celle d’un transfert se supportant, voire se définissant, par son rapport au manque dans l’Autre : « De cette praxis qui est l’analyse, j’ai essayé d’énoncer […] comment je l’attrape. Sa vérité est mouvante, décevante, glissante[,] parce que la praxis de l’analyse doit s’avancer vers une conquête du vrai par la voie de la tromperie[.] Car le transfert n’est point autre chose, le transfert dans ce qui n’a pas de Nom au lieu de l’Autre » [9]. Du fait que l’Autre soit marqué d’un moins, notamment au niveau du savoir, « il y a lieu de construire, de démontrer, et ce, à partir de ce que la vérité est effet de signifiant » [10] – cela participe du style de travail en cartel.
Romain Aubé
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[1] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.
[2] Lacan J., « Dissolution », Aux confins du Séminaire, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Navarin, 2021, p. 61.
[3] Ibid., p. 52.
[4] Miller J.-A., « L’École, le transfert et le travail », La Cause du désir, n° 99, juin 2018, p. 152, disponible à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2018-2-page-137.htm
[5] Lacan J., « Acte de fondation », op. cit., p. 236.
[6] Miller J.-A., « L’École, le transfert et le travail », op. cit., p. 148.
[7] Lacan J., « Acte de fondation », op. cit., p. 233.
[8] Miller J.-A., « L’École, le transfert et le travail », op. cit., p. 150.
[9] Lacan J., « Introduction aux Noms-du-Père », Des Noms-du-Père, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 103.
[10] Miller J.-A., « L’École, le transfert et le travail », op. cit., p. 151.