Il est vingt-et-une heures à Brive-la-Gaillarde, vous voici confortablement installés dans la grande salle du cinéma Art et Essai Le Rex. Dans la salle de spectacle, comble, vous ne savez si votre voisine est comédienne ou votre voisin psychanalyste puisque, à l’initiative de Philippe Bouret (membre de l’ECF, Délégué aux cartels pour l’ACF Massif Central), cette rencontre originale nommée « Le cartel fait son théâtre » réunit l’ACF MC, un cartel de l’ECF « D’une scène à l’Autre » dont le Dr Jean-Robert Rabanel assure la fonction Plus-Une, le théâtre de la Grange et le cinéma Le Rex, respectivement dirigés par Jean Faure et Bernard Duroux.
Le cadre est posé, le propos est clair : « Freud et Lacan sont des amis du théâtre. L’œuvre du premier, les séminaires du second n’ont de cesse d’y faire référence pour y puiser un enseignement, Elvire, Jouvet 40[1] est plus qu’une pièce de théâtre, plus qu’un film, c’est un événement »[2].
Si son réalisateur Benoît Jacquot n’a pu se libérer ce soir, des applaudissements nourris accueillent Brigitte Jaques-Wajeman (mise en scène) et François Regnault (collaboration artistique) qui ont rejoint la Cité Gaillarde. Une surprise leur est réservée : le message d’amitié que leur adresse Maria de Medeiros, parfaite interprète de Claudia à qui, en 1940, Louis Jouvet, magistralement interprété par Philippe Clévenot, donna sept leçons en prenant appui sur la seconde scène d’Elvire du Don Juan de Molière.
Autour de vous l’obscurité se fait. Le film, tourné en 1986, commence. D’emblée le spectateur est plongé dans son univers sobre et dense, en noir et blanc. C’est une œuvre ciselée qui en quarante-deux minutes cristallise la sensibilité de chacune ou de chacun qui peut se voir traversé(e) par le ravissement d’Elvire ou qui se trouve interdit(e) devant le vide d’âme de Don Juan. Mais il y a un au-delà. Les contours précis de cette pièce filmée ne ressemblent pas au déroulement d’un scénario prévu, d’un script avec début et fin. Et pourtant, alors que c’est toujours la même scène qui est reprise jusqu’à la trame, il y a bien un changement et c’est ce qui nous chavire. Vous entendez Jouvet, la voix tremblante d’une émotion insoupçonnée, briser la mélopée de l’actrice pour lui donner une indication que l’on sait avec lui être juste tant elle semble l’être pour lui, comme elle surgit ! Scansion. Vous voyez Claudia vaciller discrètement, se tendre, se relâcher pour livrer sa tirade avec son corps, épurant son savoir pour vibrer du seul sentiment. Dramatique. Vous ressentez en vous, par la force de la répétition insensée de la même scène et des mêmes mots, ce qui peut aussi faire la trame fantasmatique d’une cure analytique. D’un acte à l’autre. D’une scène à l’Autre. Et la jouissance en plus : « Jouvet veut Claudia comme Elvire : extatique […] dans un “état de viduité”[3] tel que l’actrice devienne pure transparence »[4], nous rappellent les acteurs du débat qui suit la représentation. Discussion croisée entre la salle et la scène sur l’art du comédien et sur l’acte analytique. Nuances du jeu et ossature du symptôme s’y trouvent convoqués. Si Jouvet a dû entendre Freud, Lacan a bien pu saisir Jouvet. Quel coup de théâtre ce serait !
*Gérard Darnaudguilhem est membre de l’ACF Massif central et du cartel « D’une scène à l’Autre ».
[1] Présenté par les archives de l’INA, il est visible, en sept leçons, sur : http://youtu.be/FMeVDxuVcgY
[2] Bouret P., « Un cartel branché pour des cartellisants à la page », Courrier de l’ACF MC, n° 65, 4e trimestre 2014.
[3] Jouvet L., Molière et la Comédie classique. Extraits des cours de Louis Jouvet au Conservatoire (1939-1940), Paris, Gallimard, coll. Pratique du Théâtre, 1965.
[4] Jaques-Wajeman B., « Le ravissement d’Elvire », http://www.lepoche.ch/upload/cms/DP_ElvireJouvet.pdf.