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À propos de la conférence de M.-H. Roch, « Le sens de l’interprétation »

À propos de la conférence de M.-H. Roch, « Le sens de l’interprétation »

Jacques-Alain Miller, dès les premières lignes de son texte d’orientation pour le Congrès de l’AMP L’inconscient et le corps parlant, déclare vouloir nous « ouvrir l’appétit », « donner le la », être un « éclaireur[1] » et caractérise notre siècle par « la diffusion massive [du] porno[2] ». Il fait ainsi entendre de façon insistante le corps du point de vue de différentes modalités pulsionnelles.

Nous connaissions le corps en tant qu’image, celui du miroir, où se logent les représentations constituant un monde aussi illusoire que le leurre de l’unité du corps. En 2000, Jacques-Alain Miller avait commencé à parler de « corps vivant[3] », celui qui se jouit. Voici le « corps parlant » : qu’apporte-t-il de nouveau ?

Marie-Hélène Roch, à Marseille le 18 mars dernier, nous aide à lever un coin du voile de ce « mystère[4] ». Elle nous en démontre magistralement la valeur clinique.

D’abord, elle nous explique un énoncé étonnant de Lacan, en 1967 : « L'Autre, c'est le corps[5] ». Qu'est-ce à dire ? Deux choses : d’une part, le corps est le produit d'une opération langagière en tant que « surface d’inscription[6] » de lettres, c'est-à-dire de signifiants dans toute leur matérialité, à la manière dont l'eau de pluie ravine le sol[7]. Cette prise directe du signifiant sur le corps, Miller l'appelle la « corporisation[8] ». D’autre part, cette percussion du corps par le signifiant produit des effets de jouissance.

Une conséquence clinique s'en déduit : l'interprétation vise non plus le sens, mais la jouissance. D'où le titre de l'intervention de Marie-Hélène Roch – Le sens de l’interprétation –, avec son équivoque : le sens n’est pas à prendre comme le signifié, mais comme l’orientation. Vers quoi ? Vers le réel. À défaut, la psychanalyse ne serait qu'une « pratique de bavardage[9] ».

Donc, ce que le signifiant a produit comme effet de jouissance, le signifiant peut le défaire. À une condition toutefois : ne pas cibler le sens. C'est pourquoi l'équivoque est si importante, en ce qu'elle produit une « résonance », un son qui vibre à la manière d’une poésie – non une association S1 – S2, une signification. Dans le meilleur des cas, l’interprétation « passe dans les tripes[10] ». Comme dire, elle a une incidence sur le corps : elle libère la jouissance qui a fait le lit du symptôme.

Marie-Hélène Roch précise plus finement encore, à partir de ses illustrations cliniques (un patient psychotique, sa propre cure et trois rescapées de la tuerie du Bataclan) : là où ça se défait, là où la jouissance se libère, c'est là précisément qu'on a une chance de renouer les choses différemment. C'est ce qu'indiquait Lacan dans son « [rebroussement] en effet de création[11] », que désormais nous nommons S.K.beau.

[1] Miller J.-A. (dir.), Le corps parlant – Sur l’inconscient au xxie siècle, Scilicet, collection rue Huysmans, Paris, 2015, p. 21.

[2] Ibid., p. 22.

[3] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », Revue de la Cause freudienne, n° 44, Événements de corps, février 2000.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p. 102.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », séance du 10 mai 67, inédit.

[6] Miller J.-A. (dir.), Le corps parlant – Sur l’inconscient au xxie siècle, Scilicet, op. cit., p. 27.

[7]  Cf. Lacan, J., « Lituraterre », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 17.

[8] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », Revue de la Cause freudienne, n° 44, Événements de corps, op. cit.

[9]  Lacan J., Ornicar? Bulletin périodique du champ freudien, n° 19, 1979, p. 5-9.

[10] Miller J.-A. (dir.), Le corps parlant – Sur l’inconscient au xxie siècle, Scilicet, op. cit., p. 34.

[11] Lacan, J., « De nos antécédents », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 66.

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Instantané clinique autour du nouage borroméen

Lacan met en avant le nouage borroméen du réel avec le symbolique et l’imaginaire, nouage qui fait tenir le sujet et sa singularité dans la réalité du monde.

Qu'est-il arrivé à cette dame d’une cinquantaine d’année, à la singularité exacerbée, qui a pu mener jusqu’à sa retraite sa vie professionnelle de professeur des écoles, pour être hospitalisée ?

Pour les temps forts de sa vie : elle a divorcé depuis un certain temps du père de ses deux fils, quand il a choisi de privilégier son intérêt pour le paranormal et rejoindre un groupe d’adeptes.

Fille unique, elle raconte sa relation fusionnelle avec sa mère, que son père trompait. Elle a fait le choix d’être professeur des écoles malgré le désir de ses parents qu’elle intègre une préparation aux grandes écoles.

Sa mère est décédée accidentellement peu de temps avant que notre patiente accouche d’un de ses fils. Privée de l’étayage maternel, elle a dû être hospitalisée dans les suites d’une dépression du post-partum dont elle s’est remise assez vite.

Elle nous fait part de son obsession de perdre sa maison qu’elle habite avec un compagnon de longue date qui y séjourne avec elle. Pourquoi cette peur, ce mentisme, cette conviction inentamable et quasi délirante qui ne la quittent plus jour comme nuit et lui empoisonnent sa vie 24h sur 24 ?

Elle nous raconte la SCI que son père lui a proposée et qu’elle a signée pour un bien qu’il a acheté et partage depuis peu avec sa deuxième femme dont il veut adopter la fille. Il voudrait leur donner des parts dans la SCI.

Elle s’y refuse, entame, aidée d’un avocat, des procédures judiciaires. Elle dit avoir des impayés qui vont, elle en est persuadée, la contraindre à vendre sa maison pour les apurer.

Si, jusqu’à maintenant, son vécu des choses s’accordait avec les lectures que tout un chacun, en l’occurrence ses proches, pouvait en avoir, ce n’est plus le cas.

Nous ne sommes plus dans le rationnel mais dans le réel que les lois juridiques qu’elle convoque, ne permettent pas de dialectiser. Ce qui fait réel pour elle tourne autour de cette intrusion à cause de son père, de cette autre mère et sa fille. Le couple parental dans l’univers duquel elle s’était construite, a volé en éclat.

Comment continue-t-elle à chercher un recours ? Les lois juridiques ne lui permettent pas de dialectiser sur ce qui fait intrusion pour elle. Elle demande à ses fils de la décharger de ces procédures judiciaires qu’elle a mise en route et avec lesquelles ils sont d’accord pour préserver leur héritage. Elle irait même jusqu’à demander une prise en charge complète à l’hôpital, pour recommencer dans un contexte régressif d'infans, à « re-grandir » avec cette nouvelle donne du couple parental, son père, une belle-mère et une demi-soeur.

Ce sujet, mal arrimé au symbolique, a à faire à un réel qui lui fait assimiler les difficultés de cette SCI à un vécu subjectif d’effondrement possible » Elle le transpose dans la réalité, en une crainte de perdre sa maison pour payer ses dettes. Le nouage Réel Symbolique est mal fait, avec un débordement imaginaire obsédant d’une dette à payer.

Alors, quelles solutions apporter ?

Tout d'abord pour apaiser ses angoisses, l'adresser à un psychiatre pour une prescription. Tant que ce vécu d'anéantissement persiste de façon aussi prégnante, cette patiente n'a plus la liberté de pouvoir réfléchir et subjectiver quoi que ce soit.

Puis, avec elle, travailler à la décentrer de son vécu d'effondrement qu'elle relie à cette SCI. Il faut avoir en tête que cette SCI est quelque chose de concret qui arrime cette patiente à la réalité. Cette SCI représente pour elle un rempart contre la perte de réalité qui sous-tend sa construction-symptôme. Elle la met en avant, à nous de la respecter. Cette construction-symptôme, premier barrage contre l'envahissement psychotique, est néanmoins fragilisante. Chaque fois que son avocat la sollicite au sujet de cette SCI, la patiente déprime. Il lui est proposé de confier tout ce qui concerne la gestion de cette SCI à ses enfants qui ne sont pas eux, gênés par la subjectivité qu'elle y a inconsciemment associée. Elle l'a accepté.

Elle s'est construite autour d'une identification à sa mère versant positif. C'est autour des ressources qu'elle a su mobiliser en son temps, qu'il ait fait appel. Notre patiente n'a pas été submergée par son désamour à son mari. Elle l'a quitté et divorcé de lui pour un homme plus sécurisant.

Mais elle pense au fond d'elle-même que sa mère s'est suicidée et n'est pas décédée accidentellement d'une chute. Il y a nécessité vitale qu'elle ne s'identifie pas à ce côté de sa mère qui, en mourant, a laissé la place aux compagnes de son mari volage, et à présent à une belle-mère et une demi-soeur par alliance. L'écarter de cette jalousie morbide qu'elle ressent, apaiser cette haine à l'endroit de sa belle-mère, sont cruciaux.

Elle a pris le chemin de la loi en faisant appel de la décision de justice quand à cette adoption, et refuse d'intégrer sa belle mère et sa possible demi-soeur dans la SCI. Même si elle perd les procès, ce ne sera pas de son fait. Mais c'est au prix d'un vécu de lâcher prise qu'elle traduit dans des tentatives de suicide à minima. Elle lutte pour ne pas laisser sa demi-soeur lui prendre sa place.

Elle se défend contre une autre identification imaginaire et pour le coup délétère, à une mère qui par sa mort a cédé sur son désir. Notre patiente toujours dans une relation fusionnelle identificatoire à sa mère, reprend à son compte le combat qu'elle prête à sa mère, contre les intérêts du père.

Ce « contre les intérêts du père », fait butée contre son vécu d'effondrement. Il lui permet de restaurer l'image de sa mère et sa fonction, ternies par le ravalement qui opérait dans son imaginaire. Ce « contre les intérêts du père » se substitue à l'identification à une mère dont elle a réparé la fonction, et à sa mère.

Notre patiente accède à l'autre et ses lois de façon apaisée, pour pacifier avec les autres de son entourage, sans plus se soucier de l'étayage maternel dont elle arrive maintenant à se passer.

 

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Bouclage sur un clic

La lecture des chapitres consacrés à la pulsion du Séminaire 11 a fait écho pour moi à des questions qui revenaient régulièrement dans ma pratique clinique avec les enfants et les adolescents concernant, notamment, l’incidence d’Internet et des technologies numériques sur une supposée « subjectivité moderne ». Quel est le poids réel de ce qui se présente comme une évolution massive et généralisée dans les relations du sujet avec ces pairs, par l’intermédiaire de cette nouvelle « Autre scène » qu’est Internet et qui a tendance à exacerber les pratiques de jouissance ? Y a-t-il du nouveau dans l’expérience de satisfaction pulsionnelle contemporaine, celle qui passe par le réseau ?

Théo a 13 ans. Il se présente comme « geek » et s'est lancé depuis un an dans une carrière de Youtuber. Il a créé sa chaîne, s'est inventé un pseudo dont les consonances évoquent l'argent, la brillance et la masculinité. Il poste régulièrement des vidéos qui prennent modèles sur les standards de la culture Internet.

Il s’agit souvent de vidéos de « gaming » dans lesquelles il filme l’écran où apparaît le jeu vidéo auquel il est en train de jouer. Ce qui compte, au delà des astuces techniques, c'est le monologue qui accompagne la séquence. Dans ce « moment discute », un titre donné par Théo, le joueur commente ses performances, ses échecs. Il essaie d'être drôle, fait dans l'autodérision.

Cette activité n'est pas en effet un passe temps comme un autre. Être visible, même se faire voir, touche pour Théo à son existence même.

Comme sa mère, Théo est atteint d'une cécité presque totale depuis sa naissance. Il a bénéficié d'une greffe de cornée qui lui a permis de distinguer un minimum de formes et la lumière. Bien sûr ce handicap pèse un poids énorme dans sa vie mais ce n'est pas de cela dont il souffre. Il se plaint « d’être invisible, d’être un fantôme ». Il souhaiterait que ses parents « ouvrent les yeux » sur lui et sur ses difficultés et arrêtent de lui reprocher son addiction au écran. Il est de ce point de vu un « enfant normal », comme ceux de son collège.

Théo nous éclaire sur la distinction opérée par Lacan entre le regard et la vision. Cette dernière manque presque totalement à Théo mais il s’en débrouille et se déclare, d’une façon qui signe son rapport à l’autre, comme un « soit disant aveugle ». En revanche, être un objet inexistant dans le regard de l’Autre, sans marque d’un désir auquel se raccrocher, le plonge dans une profonde « dépression ».

Ses parents sont séparés, et sa mère a donné naissance à son second garçon il y a un an. Cette naissance perturbe beaucoup Théo. Il éprouve des sentiments très ambivalents face à ce frère et ne sait pas ce qu'on attend de lui dans cette situation. Les repères que lui offrait sa place d’unique garçon dans l’amour maternel sont aujourd’hui bouleversés.

Il rapporte avec nostalgie leurs soirées au cinéma ou sur le canapé devant des spectacles comiques. La figure de l'acteur et de l’humoriste est une image idéale aux yeux de sa mère et les tentatives de Théo de se filmer à cette place me semblent un effort pour se hisser à la hauteur de cette image. Il s'agirait donc de restaurer la part de narcissisme perdu pour retrouver l'appui qui lui fait aujourd'hui défaut.

Montage d’un circuit

Les leçons du séminaire 11 qui nous intéressent permettent d'aller au-delà de cette première interprétation. Quel est plus précisément ici le circuit propre à la pulsion ? Il s'articule autour de l'objet regard. A quel niveau situer le sujet ? Pas en tant que c'est lui qui regarde. Il s'agit ici de « se faire voir ». Et ce « se faire voir » comme Lacan le reprend à plusieurs reprises ne se met en place qu'à partir de l'introduction de l'autre dans le circuit pulsionnel.

Cette présence du petit autre se marque dans le réseau Internet par « le clic » nécessaire à l'utilisateur pour visionner la vidéo, qui indique au sujet qu'il est vu et qui vient même comptabiliser la jouissance. Cette comptabilité est très importante pour les Youtuber. Ils y font régulièrement références à la fin de leur vidéo et fêtent les seuils d’abonnés. Et c'est ce que nous indique de façon très crue Théo quand, à la fin d'un sketch, il interpelle son public, le remercie et dit «  à chaque clic j'ai un orgasme ».

Théo, en articulant l’« orgasme » à ses vidéos, nous permet de formuler une hypothèse sur ce dont il est question pour lui dans l’organisation de ce circuit : que quelque chose dans l’Autre vienne répondre de la réalité sexuelle à laquelle il est confronté. Il laisse entendre dans ses monologues, par des blagues, que ce qui « prend possession » de son corps comme il le dit, est de l’ordre d’une jouissance féminine qui le parasite.

Théo fait d’Internet son Autre, où il vient se faire représenter, se faire voir. En cela il est un enfant normal à l’heure où se faire voir est une activité généralisée. Des selfies, à Facebook en passant par les Vlog (vidéo-blog) le sujet se façonne comme objet du regard.

Les circuits de la pulsion restent structurés, il me semble de la même manière que ce qui était décrit par Lacan dans les années 60. Mais les objets de connexion à cet Autre ont des caractéristiques techniques qui changent la donne. Tout va dans le sens d’une libre circulation sans entrave de la pulsion. L’accessibilité illimitée, l’absence de barrière et « une singulière extension des possibles, des mondes possibles »[1] comme le notait Jacques Alain Miller donnent une prise plus importante à une pulsion qui dérive sans point d’accroche ou d’arrêt. C’est ce que recouvre le terme d’addiction qu’utilisent souvent les sujets aujourd’hui pour qualifier leur rapport à ces objets.

[1]   MILLER J.A., En direction de l' adolescence, http://www.lacan-universite.fr

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L’adolescence : ni un âge, ni un temps, ni un stade

Mars 2015, les membres de la commission des conférences de Reims choisissent le titre « Sexe(s), Ado » pour le prochain cycle. Laurent Dupont accepte d'être l'un des conférenciers et indique qu'il parlera des Hikikomoris. C'est entendu ! La rencontre avec l'Autre sexe sera abordée avec une certaine distance.

Le 31 Janvier 2016, Laurent Dupont, à la table, débute avec « les garçons en bande » : « Les garçons, il faut que ça bande ». Ah ! Changement de cap ? Tranquillité bousculée... Il ajoute : « Mais ça n'a pas à voir avec le sexe ». Ah bon, il fallait le dire ! Nous pouvons retourner aux dossiers confortables de nos chaises.

L'adolescence existe-t-elle ? C'est la question que Laurent Dupont pose, faisant cette fois vaciller le terme « ado » que nous avions retenu. Décidément, l'après-midi ne sera pas tranquille ! L'adolescence n'est ni un âge, ni un temps, ni un stade. C'est « une construction signifiante »[1] poursuit-il, citant Jacques-Alain Miller.

Puis, parlant de sa passe, Laurent Dupont témoigne des signifiants qui ont marqué son adolescence : « Fuck », « Destroy » et « No Future ». Ils résonnent comme des slogans. « Fuck » comme signifiant du ratage, c'est l'interjection anglo-saxonne de ce qui rate. « Destroy » pouvant être le slogan d’Alex, un ado qui, pour prouver qu’il est un garçon, doit en détruire un autre. « No Future » serait le signifiant de l’absence de garantie... Rien n’est écrit, tout est à inventer. Le mouvement punk, que Laurent Dupont aura rejoint pour faire bande, s'avérait avoir une fonction. Celle-là même, essentielle et fondamentale, qu'il « monte sur l'escabeau ».

Ainsi les remaniements de la puberté qui introduisent la question de l'Autre sexe, confrontent à un : comment faire avec ça ? La question alors en jeu est : comment faire pour être un homme, pour être une femme... Ou pas ?

L'analyste, Laurent Dupont, nous donne cette indication précieuse : de repérer avec quelle image, quel discours les ados que nous recevons, se soutiennent... Ou pas ? De sa pratique, il nous présentera un cas, où, devant se présenter comme sexué devant l’Autre sexe, c'est l'hallucination « pédé » qui fait réponse dans le réel pour le sujet, témoignant de ce que le corps fait trou.

Laurent Dupont conclue sur cette citation de Lacan « LOM cahun corps »[2] et à chacun de se débrouiller avec ça... Cahin-caha.

Incontestablement l’intranquillité a du sens ! Ça oriente et nous dirige tout droit vers la quatrième journée de l'Institut de l'Enfant dont Laurent Dupont en est le directeur.

[1]   Miller J.-A., "En direction de l'adolescence", Interpréter l'Enfant, Petite Girafe, n°3, Navarin éditeur, Paris, 2015, p. 192.

[2]   Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.

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Effacement de la façade

Effacement de la façade

Dans un service médical traitant des patients atteints de sclérose en plaques (SEP), un médecin s’est laissé étonner par la douleur que présentait Harry, un patient de quarante ans. Le tableau clinique atypique pour cette maladie (une névralgie faciale du nerf trijumeau comme seule affection neurologique confirmée objectivement) l’a conduit à proposer à Harry la rencontre avec un psychologue.

La façade familiale

« J’ai toujours été chargé de maintenir la façade familiale » : cet aveu secoue, pour la première fois, la face du patient dans un spasme de douleur. Je suis étonnée de voir cette étrange crise douloureuse qui souligne avec intensité quelque chose dans sa parole. Or, pour le patient, cette souffrance « emphatique » est dépourvue de toute signification personnelle. Adepte du discours cartésien mis en avant par la médecine moderne, Harry annonce son intention de se faire opérer « pour enfin se sentir libre ».

Depuis toujours, il fait en sorte que « tout soit beau au regard extérieur », tandis que « dedans c’est pourri ». La façade de normalité comme semblant laisse voir l’image sociale d’un homme qui a très bien réussi dans sa vie professionnelle. L’importance du regard extérieur pousse Harry à limiter progressivement son activité professionnelle car sa névralgie s’est aggravée considérablement durant les dernières années.

La deuxième crise de l’étrange douleur survient au moment où il se dit être célibataire de longue date. Gardien de la façade familiale, Harry n’a jamais pu quitter le couple parental. Les paroles maternelles ont une valeur absolue, non dialectisable : « Si tu te maries, je quitte ton père. » Bien que le père soit décédé depuis longtemps, cet interdit ne s’épuise pas : dans le désir de l’Autre, le sujet est pris comme pièce maîtresse supportant le semblant de la famille. Aujourd’hui, Harry s’occupe des travaux de la maison, tout comme son père avant la mort.

Une gifle

« Ma mère était toujours très envieuse », dit Harry. Confronté au désir dévorateur de l’Autre, il cherche tout le temps à le boucher. Les biens matériels, la rénovation permanente de la maison, les sorties culturelles sacrifiés à sa mère constituent la solution salutaire.

Un autre souvenir provoque encore un spasme. « J’ai invité ma mère à un grand événement où elle a eu une place moins bonne que la mienne. Pour lui faire plaisir, je lui ai proposé ma place. Sans dire un mot elle se lève pour me gifler devant tous mes collègues ». Peu de temps après, la douleur faciale est apparue comme trace réelle, signe de la jouissance de l’Autre. Aujourd’hui, et depuis la mort du père, la mère « se laisse aller ». Devenue incontinente, elle refuse toute aide à domicile. La souillure de la jouissance maternelle endommage la façade de normalité bâtie par le sujet, amorce de l’identification au père.

La névralgie dont souffre cet homme se présente comme une écriture qu’il ne peut pas lire. En parlant du phénomène psychosomatique, J.-A. Miller fait reposer son diagnostic sur les trois conditions . Il s’agit d’une lésion dans le corps : contrairement à la conversion, il y a une atteinte réelle de l’organe (1). La causalité de cette lésion doit être signifiante et non organique (2). Le phénomène psychosomatique résiste à une interprétation en termes de métaphore (3). Nous retrouvons chez Harry ces trois conditions. Le sujet est entièrement représenté par le S1-tout-seul ancré dans le corps et non par la chaîne signifiante. Le S1 se répète sans que le passage à S2 soit franchi. La douleur faciale se répète sous forme de l’écriture « S1-S1-S1… ».

« Ma douleur n’est qu’à moi »

C’est la seule remarque qu’Harry fait au sujet de sa névralgie. Comme le président Schreber souffre de son intimité exclusive avec Dieu, Harry souffre du rapport à sa mère. De même que pour Schreber l’éloignement de Dieu est encore moins supportable, Harry dit « ne pouvoir jamais trouver mieux ailleurs ».

Ce versant persécuteur de la jouissance maternelle nécessite un bricolage subjectif. L’argent et les sorties ne suffisent pas pour refermer la gueule du « crocodile » . La névralgie qui connote le discours du sujet, relève d’une grande importance. Tout en étant pénible, elle semble protéger le sujet contre l’excès de la jouissance de l’Autre. « Ma douleur n’est qu’à moi : ma mère n’y peut rien, puisqu’elle n’y a pas accès », dit-il à la fin de notre deuxième – et dernière – rencontre. Un lien ténu entre S1 et S2 a pu s’établir. Muette jusqu’alors, cette douleur est entrée dans la chaîne signifiante, apportant un peu de sens là où il n’y avait que le silence angoissant d’un phénomène corporel énigmatique.

Mais la question que le sujet pose à propos de sa névralgie continue à s’adresser à l’Autre du corps médical et non pas à un psychanalyste. Peu après cette chirurgie qui a finalement eu lieu, j’ai brièvement revu Harry. Après l’opération, il se sent bien. Cela l’encourage à poursuivre son activité professionnelle, ainsi que les travaux dans la maison. « Il n’y a qu’une seule chose étrange », dit Harry : quelque temps après l’opération, il s’aperçoit d’une nouvelle douleur qui s’installe progressivement dans la région de l’oreille, à gauche. Mais, pour Harry, ce n’est pas grave. Son chirurgien lui dit que les cas comme ceux-là sont fréquents : « parfois, pour être guéri il faut plusieurs opérations ».

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« On ne sait pas quand cela s’arrête »

« On ne sait pas quand cela s’arrête »

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Elle a pris rendez-vous, orientée par son médecin traitant, car elle se dit triste et déboussolée. Lors du premier entretien elle m’apprend qu’elle en a « marre » de ne pouvoir établir une relation amoureuse stable dans la durée : « Je tombe toujours sur des hommes cassés à réparer ». De fait, elle répare aussi les hommes cassés qu’elle rencontre dans la salle d’attente.

À l’issue du troisième entretien, elle prend sur mon bureau le feuillet A4 qui présente les journées à venir de l’ECF : « Faire couple ». La fois suivante elle me dit qu’elle en a lu le contenu, qui lui semble quelque peu énigmatique : « Si les gens parlent comme cela pendant ces journées je ne vais pas comprendre grand-chose ». Cependant un terme a retenu son attention dans les axes thématiques en quatrième de couverture, il s’agit de « Faire, défaire, refaire ». Elle s’arrête un instant et enchaîne : « mais finalement c’est ce que je fais moi, sans arrêt, je fais, je défais, je refais ». « Est-ce pathologique alors ? », me demande-t-elle. Je lui réponds qu’il arrive qu’à notre insu quelque chose dans notre vie se répète et qu’il est possible de travailler sur ce qui motive cette répétition.

« Il est aussi écrit, ajoute-t-elle, que l’on aime toujours le même homme, même si ce n’est pas le même ». Je vérifie à posteriori dans le feuillet ; ce n’est pas écrit ainsi, c’est elle qui l’a lu.

« C’est vrai poursuit-elle, mes hommes sont les mêmes, ils sont alcooliques », puis elle se reprend et ajoute, « non, ils sont fragiles ». Elle aime donc la fragilité de l’homme. Pourquoi ? « Parce que je n’ai pas confiance en moi, alors si je choisi un homme fragile cela me rassure et je me sens exister en l’aidant. Mais au bout d’un moment je m’use, je donne tout et il n’y a rien en retour. De toute façon, on ne peut pas changer les gens. S’ils ne font pas l’effort eux-mêmes de s’analyser, comme je le fais moi ici, cela ne marche pas ».

Lors de cette séance elle se dit soulagée. « Que me conseillez-vous de faire alors ? Quand dois-je revenir ? Dois-je faire un break ? »

Je l’invite à revenir puisque les choses commencent à s’éclaircir. « Oui, vous avez raison, on ne peut pas s’analyser toute seule. Mais c’est ma mère qui m’a demandé combien de temps cela allait durer. »

« Je me souviens… vous m’aviez dit : “on sait quand cela commence mais on ne sait pas quand cela s’arrête” »… En effet, nul ne sait combien de tours des dits seront nécessaires à l’extraction de l’objet cause.

Ainsi sur cette Autre scène, celle déployé dans le transfert, l’embrassement des deux tores constituera la topologie du faire couple avec l’analyste.

Ici le ressort dont il s’agit, nous indique Lacan dans le séminaire l’Identification[1], est le croisement entre le désir et la demande. Je le cite : « S'il y a […] quelque chose à quoi […] le névrosé s'est laissé prendre, c'est à ce piège, et il essaiera de faire passer dans la demande ce qui est l'objet de son désir, d'obtenir de l'Autre, non pas la satisfaction de son besoin […] pour quoi la demande est faite […] mais la satisfaction de son désir, à savoir d'en avoir l'objet, c'est-à-dire précisément ce qui ne peut se demander. »

graphe [1] Lacan J., Le Séminaire, Livre IX, « L’identification », leçon du 14 mars 1962, inédit. Enregistrer Enregistrer

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