Jacques-Alain Miller, dès les premières lignes de son texte d’orientation pour le Congrès de l’AMP L’inconscient et le corps parlant, déclare vouloir nous « ouvrir l’appétit », « donner le la », être un « éclaireur[1] » et caractérise notre siècle par « la diffusion massive [du] porno[2] ». Il fait ainsi entendre de façon insistante le corps du point de vue de différentes modalités pulsionnelles.
Nous connaissions le corps en tant qu’image, celui du miroir, où se logent les représentations constituant un monde aussi illusoire que le leurre de l’unité du corps. En 2000, Jacques-Alain Miller avait commencé à parler de « corps vivant[3] », celui qui se jouit. Voici le « corps parlant » : qu’apporte-t-il de nouveau ?
Marie-Hélène Roch, à Marseille le 18 mars dernier, nous aide à lever un coin du voile de ce « mystère[4] ». Elle nous en démontre magistralement la valeur clinique.
D’abord, elle nous explique un énoncé étonnant de Lacan, en 1967 : « L’Autre, c’est le corps[5] ». Qu’est-ce à dire ? Deux choses : d’une part, le corps est le produit d’une opération langagière en tant que « surface d’inscription[6] » de lettres, c’est-à-dire de signifiants dans toute leur matérialité, à la manière dont l’eau de pluie ravine le sol[7]. Cette prise directe du signifiant sur le corps, Miller l’appelle la « corporisation[8] ». D’autre part, cette percussion du corps par le signifiant produit des effets de jouissance.
Une conséquence clinique s’en déduit : l’interprétation vise non plus le sens, mais la jouissance. D’où le titre de l’intervention de Marie-Hélène Roch – Le sens de l’interprétation –, avec son équivoque : le sens n’est pas à prendre comme le signifié, mais comme l’orientation. Vers quoi ? Vers le réel. À défaut, la psychanalyse ne serait qu’une « pratique de bavardage[9] ».
Donc, ce que le signifiant a produit comme effet de jouissance, le signifiant peut le défaire. À une condition toutefois : ne pas cibler le sens. C’est pourquoi l’équivoque est si importante, en ce qu’elle produit une « résonance », un son qui vibre à la manière d’une poésie – non une association S1 – S2, une signification. Dans le meilleur des cas, l’interprétation « passe dans les tripes[10] ». Comme dire, elle a une incidence sur le corps : elle libère la jouissance qui a fait le lit du symptôme.
Marie-Hélène Roch précise plus finement encore, à partir de ses illustrations cliniques (un patient psychotique, sa propre cure et trois rescapées de la tuerie du Bataclan) : là où ça se défait, là où la jouissance se libère, c’est là précisément qu’on a une chance de renouer les choses différemment. C’est ce qu’indiquait Lacan dans son « [rebroussement] en effet de création[11] », que désormais nous nommons S.K.beau.
[1] Miller J.-A. (dir.), Le corps parlant – Sur l’inconscient au xxie siècle, Scilicet, collection rue Huysmans, Paris, 2015, p. 21.
[2] Ibid., p. 22.
[3] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », Revue de la Cause freudienne, n° 44, Événements de corps, février 2000.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p. 102.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », séance du 10 mai 67, inédit.
[6] Miller J.-A. (dir.), Le corps parlant – Sur l’inconscient au xxie siècle, Scilicet, op. cit., p. 27.
[7] Cf. Lacan, J., « Lituraterre », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 17.
[8] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », Revue de la Cause freudienne, n° 44, Événements de corps, op. cit.
[9] Lacan J., Ornicar? Bulletin périodique du champ freudien, n° 19, 1979, p. 5-9.
[10] Miller J.-A. (dir.), Le corps parlant – Sur l’inconscient au xxie siècle, Scilicet, op. cit., p. 34.
[11] Lacan, J., « De nos antécédents », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 66.