Un-corps[1]
Un-ijambiste
La toile est devenue le lieu où le sujet moderne s’exhibe, avec toujours plus de singularité. S’y dévoilent d’étonnantes vidéos de performances sportives atypiques[2] où unijambistes et autres éclopés se musclent, dansent et courent comme personne d’autres. À croire que ce bout de corps en moins leur a fait pousser des ailes.
Dans le Séminaire VI, Lacan nous éclaire sur l’efficace de la mutilation en tant que rite initiatique « La mutilation sert ici à orienter le désir (…) Disons donc que la mutilation est ici l’index d’une réalisation d’être dans le sujet. »[3] Une amputation peut-elle provoquer une telle réalisation ?
Une snowboardeuse canadienne, Michelle Salt, nous enseigne sur ce point. En 2011, suite à un accident de motocross, elle est amputée de sa jambe droite. Huit mois plus tard, elle remonte sur son snowboard et est, aujourd’hui, championne para-snow au Canada.
Un article élogieux[4] sur la snowboardeuse retrace le parcours de cette athlète, dont l’amputation provoqua un véritable gain de vie « For Michelle, the crash left more than an amputation. It was a new beginning, giving her more drive, more focus, and more determination than ever before. »[5] L’amputation, telle une mutilation initiatique, a laissé sa marque signifiante, « Le sujet qui a subi la mutilation (…) porte désormais sur lui la marque d’un signifiant qui l’extrait d’un état premier pour le porter, l’identifier, à une puissance d’être différente et supérieure. »[6] Michelle Salt ne cesse de le dire[7], cet accident, qui a laissé son corps meurtri, a changé sa vie. Jusqu’alors obsédée par son apparence, elle avoue aujourd’hui être plus sereine quant à son corps « So I’m covered in scars but yet they tell my story of survival and strength (…) I will embrace what I have and that’s a body with one hell of a story ! »[8]. Selfies ou photos de mode – chaussée de superbes prothèses fashions – soutiennent désormais cette véritable icône unijambiste.
Michelle Salt s’est construit un-corps uni-jambiste – Un-ijambiste – et a fait de ce corps son escabeau. Il est ce sur quoi elle « se hisse, monte pour se faire [belle]. C’est son piédestal qui lui permet de s’élever [elle-même] à la dignité de la Chose. »[9] Cette fiction du corps beau lui tient lieu de Un. « Le sinthome, conçu comme « événement de corps », [répare] le défaut de nouage des trois autres, tel un opérateur de consistance, l’un-corps tient alors sa consistance du nœud à quatre. »[10] Ce nouveau nouage permet à Salt de se faire un-corps, un-ijambiste, qui la soutient.
[1] Solano-Suaréz E., « Un-corps », Scilicet – Le corps parlant – Sur l’inconscient au XXIème siècle, collection rue Huysmans, Paris, 2015, p. 310.
[2] À voir sur internet :
https://www.facebook.com/derekweida/videos/995602293832079/?theater
https://www.youtube.com/watch?v=qaa5l_aVCes
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière, 2013, p. 456
[4] Redman A., “The Life-Changing Accident That Made Michelle Salt Better Than Ever Before in Inside Fitness Canada, mars 2015.
[5] Ibid
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op.cit., p. 45
[7] Michelle Salt Athlète https://www.facebook.com/Michelle-Salt-331260413642115/?fref=ts
[8] Post de Michelle Salt, juin 2015.
[9] Miller J-A., « L’inconscient et le corps parlant », dans Scilicet, Le corps parlant, Paris, École de la Cause Freudienne, 2015, p. 2
[10] Solano-Suaréz E., « Un-corps », dans Scilicet Le corps parlant, op.cit., p. 310