« Cette énonciation qui bute sur l’impossibilité de la langue à circonscrire ce qui est, n’est-ce pas une façon de travailler le langage en son cœur ? […] Et quand on touche l’os, l’art n’est jamais loin. »
Neige Sinno, Triste tigre
La place que prend l’énonciation à la fin de l’analyse n’est pas qu’une affaire d’objectif, de critère ou d’indice. Il ne s’agit pas plus de tendre vers elle comme un idéal que de vérifier sa présence au terme d’une analyse. Il y a de l’énonciation tout au long de la cure et c’est l’acte de l’analyste qui la dévoile au sujet avec la coupure, la scansion, le silence…
Lacan situe l’énonciation au deuxième étage de son graphe du désir, c’est-à-dire qu’il l’articule avec l’inconscient. La dimension subjective émerge avec l’énonciation. « Il n’y a de sujet que d’un dire1 », souligne-t-il, et le dire du sujet va au-delà de son énoncé, de ce qu’il raconte. Il en dit plus ou moins que ce qu’il énonce, et le sujet ne s’en aperçoit qu’une fois qu’il s’est entendu dire. « Quelque usage que vous donniez ensuite à une énonciation, et même à supposer que ce soit un usage de demande, c’est d’avoir marqué ce que comme simple dire elle démontre de faille que vous pourrez le plus correctement cerner dans l’énonciation de la demande ce qu’il en est de la faille du désir.2 » Le sujet de l’énonciation est équivalent au sujet du désir. Tout ce qui anime et ce dont parle toute énonciation, c’est du désir en tant qu’il est voilé, masqué, inter-dit, entre les dits. Car ce qui le cause est ignoré du sujet lui-même et concerne une jouissance impossible à dire.
L’énonciation réside à l’endroit où le sujet rencontre S(Ⱥ), c’est-à-dire là où l’Autre ne répond plus, lorsqu’il repère que l’Autre n’a pas le signifiant adéquat pour désigner son être sexué et orienter son désir. La langue en elle-même, parce qu’elle n’est pas un code, achoppe à signifier l’être et laisse des traces qui font aussi bien l’armature du corps que son énigme. Dans cette faille, se produit une jouissance qui rend le sujet étranger à lui-même. Mais l’être humain est un être qui parle ; il n’a rien d’autre que la langue pour appréhender ce vide et apprivoiser cette jouissance. Pour cela, il articule des signifiants, tisse du sens, élabore un savoir qui finit par glisser et creuser un autre vide. « Ce n’est que du manque, des trous qui se creusent dans un enchaînement de significations, des vides, que peut naître quelque chose. [Comme] si ce n’était qu’ainsi, au seuil du dicible, que l’on pouvait faire de la littérature3 », écrit Marguerite Duras. Dans cette faille, surgit une énonciation qui fait résonner les bruits de la jouissance d’un corps affecté par la langue.
À la fin d’une analyse, après avoir épuisé le symptôme des sens et des formes que le sujet lui a donnés pour négocier avec sa jouissance, l’énonciation prend-elle une modalité singulière ? L’Autre n’existant pas, « il ne me reste qu’à prendre la faute sur Je4 ». L’énonciation de la fin de l’analyse, notamment dans le témoignage de passe, exige ce pas éthique supplémentaire. Face à la béance de l’Autre, le sujet s’engage dans sa parole et se fait responsable de ce qui se dérobe au dire, « présence même du réel, précise Lacan, à l’origine de son discours5 ». Au-delà de ce que le sujet dit de l’issue, dans la mise en logique que constitue la passe, peut-il, à travers son énonciation, se faire l’auteur de l’arrangement qu’il a échafaudé et élucidé pour composer avec sa jouissance ? Peut-il habiter cet « état résiduel et hors sens du symptôme une fois déchiffré6 » et en assumer les conséquences ? C’est une nouvelle éthique du dire.
Bénédicte Jullien
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 66.
[2] Ibid., p. 75.
[3] Duras M., La Passion suspendue, Paris, Seuil, 2013, p. 70-71.
[4] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 820.
[5] Lacan J., « Sur l’expérience de la passe », Ornicar ?, n°12-13, décembre 1977, p. 120.
[6] Miller J.-A., « Liminaire », Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe, Paris, Navarin, 2022, p. 12.