Dans la construction de Lacan, énigme et citation trouvent à se loger dans l’écart qui sépare l’énoncé de l’énonciation – c’est déjà être lacanien que de parler, ici, d’écart.
Jeu de l’énoncé et de l’énonciation
En effet, pour la linguistique générale de Benveniste et de Jakobson, il n’y a pas écart, mais continuité entre énonciation et énoncé pour autant que – je cite Benveniste – l’énonciation est l’acte même de produire un énoncé. Il y a une continuité entre l’acte d’énonciation et l’événement de l’énoncé. Dans ce cadrage, on comprend qu’il n’y ait pas d’énoncé sans énonciation et pas d’énonciation sans énoncé. L’énoncé-objet est conçu comme le produit de l’énonciation-acte, laquelle ne mérite son nom que de produire l’énoncé.
La dialectique lacanienne de l’énigme et de la citation suppose que l’énonciation ait été disjointe de l’énoncé – c’est un point de vue contraire à celui de la linguistique générale – et que chacun des deux, énonciation et énoncé, joue sa partie tout seul.
En linguistique générale, l’acte d’énonciation est le fait du locuteur, qui est l’énonciateur. Il figure dans l’énoncé sous les espèces du pronom personnel Je. Ce « Je » désigne la personne qui énonce « Je ». Je se réfère donc à la situation existentielle du locuteur. Le Je appartient, dans la langue, à la classe dite des shifters, en anglais. Nicolas Ruwet, le traducteur de Jakobson, a traduit cela par embrayeurs, lesquels ont la propriété de relier l’énoncé à l’existence actuelle de l’énonciateur, ici et maintenant. L’énonciateur, producteur de l’énoncé, trouve là à s’inscrire dans l’énoncé. Il s’y inscrit sous les espèces du Je. Le Je, c’est celui de l’énonciateur.
Il n’en va pas ainsi avec Lacan, qui appelle sujet de l’énoncé l’énonciateur désigné dans l’énoncé comme le Je, en le distinguant du sujet de l’énonciation proprement dit, qu’il assimile au sujet du désir. Ce sujet de l’énonciation peut rester implicite au discours, comme dans cet exemple que Lacan emprunte à un linguiste : Au feu ! – où il n’y a pas de marque du locuteur. Le poids de l’énonciation est spécialement sensible dans ce cri sans aucune marque de l’énonciateur. Le sujet de l’énonciation reste implicite. Non seulement il peut rester implicite, mais Lacan le repère aussi dans l’énoncé à d’autres places qu’à celle du Je. C’est ce qu’il illustre avec le ne dit explétif dans la phrase : Je crains qu’il ne vienne. Vous savez qu’on peut dire : Je crains qu’il vienne. Avec le même sens, apparemment, on peut dire : Je crains qu’il ne vienne. Ce ne est une particule supplémentaire qui intensifie l’affect de crainte. Selon l’interprétation de Lacan, c’est là que pointe le sujet de l’énonciation, qui est celui du désir – voyez les pages 663, 664 et 800 des Écrits.
Telle est l’énonciation au sens de Lacan, disjointe de l’énoncé. C’est la grande opposition entre la linguistique générale et la linguisterie lacanienne. L’énoncé et l’énonciation sont situés sur des plans différents dans des dimensions différentes. Lacan parle précisément d’une différence de niveau. À partir de là, il est concevable de faire fonctionner l’énonciation sans énoncé et l’énoncé sans énonciation – ce qui n’est pas le cas dans la linguistique générale.
Énigme et citation
Lacan exploite cela dans ses définitions corrélatives de l’énigme et de la citation. L’énigme, dit-il, est une énonciation sans énoncé, tandis que la citation est un énoncé sans énonciation.
En effet, l’énigme a du sens, mais vous n’en connaissez pas la signification. C’est même pourquoi c’est le comble du sens, comme l’indique Lacan page 553 des Autres écrits. Cette signification, c’est à vous de la chercher et de la faire passer à l’état d’énoncé en donnant la réponse à l’énigme, la réponse que l’énigme appelle.
En revanche, qu’est-ce qu’on cite ? On cite un énoncé. Vous en connaissez la signification, mais vous n’en connaissez pas le sens. Pour l’atteindre, pour savoir pourquoi cet énoncé, il vous faut préciser qui l’a dit, quel est le sujet de l’énonciation, sa situation existentielle, et tout le fourbi qui va avec.
Dans le Séminaire Le Sinthome, le mathème de l’énigme est figuré un Ee – E pour énonciation, e pour énoncé, semble-t-il. Disons que c’est le mathème de l’énigme – je ne le discuterai pas ici, mais on pourrait le faire, puisqu’on ne voit pas très bien, corrélativement, quel serait le mathème de la citation. Il faudrait imaginer que ce soit un e suivi d’un E – ce qui n’est pas très convaincant. Cela pourrait, après tout, être considéré comme le mathème des deux à la fois, selon la lecture que l’on en donne.
Lacan s’inspire ici de l’article de Jakobson sur « Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe », paru en 1963 dans ses Essais de linguistique générale – Lacan a dû le connaître à cette date –, après une publication originale en 1957. L’énoncé y est écrit avec un e en position d’exposant, et l’acte d’énonciation avec un a. Ceci nous donne un procès de l’énoncé que Jakobson écrit C et e en exposant (Ce), et un procès de l’énonciation qu’il note C et a en exposant (Ca). Le mathème de Lacan a formellement la même structure.
Puissance d’énigme
En revanche, par rapport à l’énigme, qu’est-ce que la citation ? Je l’ai dit, on cite un énoncé. Pour atteindre l’énonciation, encore faut-il prendre en compte les coordonnées du désir de l’énonciateur, le contexte de celui-ci et sa situation existentielle.
Qu’est-ce qui pousse à citer, sinon les énigmes que véhicule entre les lignes le texte de Lacan ? La citation des lignes ne dissipe pas les énigmes. C’est pourquoi le mouvement, la progression des citations n’ont d’autre principe d’arrêt que la lassitude des scripteurs – jusqu’à la prochaine.
Ainsi, le style citationnel des élèves de Lacan, mis en branle par l’énigme, est disjoint du style constamment énigmatique de Lacan qui veut échapper à toute capture par l’énoncé. Je cite Lacan dans Le Sinthome, page 68 : L’énigme, dit-il, est un art, un art d’entre les lignes, d’écrire entre les lignes. Page 153, il qualifie Joyce d’écrivain par excellence de l’énigme. À quoi pense-t-il, sinon à sa propre pratique de l’énigme ?
Ses élèves se vouent à transformer son énonciation en énoncé, ses énigmes en citations. Ils appellent cette transformation expliquer Lacan. Je suis là-dedans, comme d’autres. Je me suis même habitué à ce que l’on me gratifie de la clarté de mon énonciation, c’est ce qui me permet de rédiger ligne à ligne, mot à mot, l’énoncé des Séminaires. Je me fais cependant un devoir de conserver à l’entre les lignes sa puissance d’énigme. Si l’énigme est un art et fulgure, la citation est un artisanat, un labeur, un temps pour comprendre qui se prolonge indéfiniment sans rencontrer le moment de conclure.
Jacques-Alain Miller
Extrait d’une conversation avec Érik Porge qui s’est tenue à la Librairie Tschann, à Paris, le 14 juin 2023. Texte établi par Pascale Fari, avec Romain Aubé et Hervé Damase. Non relu par l’auteur et publié avec son aimable autorisation. L’intervention de J.-A. Miller est disponible sur le canal YouTube Miller TV sous le titre Double « Je » : https://youtu.be/SR3gpBj8f54.