« Élaborer l’inconscient n’est rien qu’y produire ce trou »
Jacques Lacan, Lettre pour la Cause freudienne du 23 octobre 1980
En tant que psychanalyste, qu’est-ce qui fonde votre attachement à l’écriture ? Serait-ce un au-delà de la parole ?
On ne choisit pas l’écriture, c’est elle qui vous attrape… puis elle ne vous lâche plus !
Il s’agit de serrer au plus près un réel. Pour un psychanalyste, il se rencontre tout d’abord dans sa propre cure. Je peux le dire ainsi : quelque chose a eu lieu qui n’a pas eu de lieu pour se dire, une rupture de l’être, au-delà des « jeux sériels de la parole1 ». Face à ce trou-matisme, il s’agit alors de le border. L’écriture s’impose ! La lettre dessine le trou dans le savoir2. C’est le prologue de ce livre, avec ce rêve – horreur et résistance – qui se transforme et me met un crayon dans les mains : « Écris ! »
En tant que psychanalyste, engagée dans des responsabilités institutionnelles et d’enseignement, j’ai toujours soutenu qu’un cas ne se construit que par l’écriture : exit le récit interminable, arrivons à « l’os » sur lequel bute le sujet afin qu’un franchissement puisse se faire. C’est l’éthique de la psychanalyse.
Dans votre ouvrage si singulier, intitulé Traces de vie3 : Écriture, vous mettez en acte cet engagement, à la lettre pourrions-nous dire. Quel trajet cela vous permet-il d’effectuer ?
Oui, c’est bien « à la lettre » qu’il convenait de me tenir, pour une transmission différente. Seule l’écriture pouvait laisser traces de cette rencontre avec ce trou dans le savoir. Entreprise paradoxale, affine à la féminité ! Je voulais la tenter !
Je constate que les quatre premières publications – seule ou à plusieurs – ont été conjointes à un travail de transmission orale, en séminaire. De la clinique, toujours à l’aune de ma pratique, sur l’enfant – L’inconscient sort de la bouche des enfants – et aussi sur la féminité avec cette articulation personnelle : L’enfant et la féminité de sa mère.
Traces de vie : Écriture, vient quand la transmission orale ininterrompue s’est arrêtée. Dans cette vacance inédite, dans cette solitude, m’est revenu ce projet que j’avais caressé « comme une rêverie à la légèreté d’un nuage » : écrire « mon » livre…
J’avais quelque chose à transmettre – quasiment intransmissible – de cette expérience liée à ce que Lacan nomme « exclusion de sa propre origine ».
J’ai fait alors mienne cette affirmation d’Einstein que « La vie, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre ». Passer à une transmission différente.
L’art, la poésie, votre lien indéfectible à la cause analytique sont autant de fils qui se nouent par l’écriture. Qu’en est-il d’une trace qui s’inscrit là ?
Peut-être celle de ma découverte de l’inconscient ? Je n’en reviens encore pas ! Il s’agit d’une double trace, celle d’un troumatisme et son au-delà : la joie d’une rencontre inédite, insue avant l’analyse mais inscrite, liée à la féminité de ma mère. Assomption d’un il n’y a pas du côté femme et non plus du côté du manquement.
La singularité de mon désir de transmission passe par l’accueil à la rencontre.
Mon professeur de philo m’a ouvert la porte de la psychanalyse et de Lacan. J’y suis allée. J’ai découvert que l’inconscient « c’est toujours à la gomme », « jamais aux p’tits oignons ». J’ai consenti au chemin – désert inclus – en accueillant toutes les rencontres – l’art, la poésie, la littérature – qui faisaient écho à ce réel, avec leurs réponses singulières. J’ai trouvé des trésors !
Enfin, ce que dit Lacan dans le Séminaire Encore : l’écriture « est ce qui d’une rupture de l’être laisse trace4 ». Promesse de transmission.
Entretien réalisé par Adriana Campos et Hervé Damase
[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 320.
[2] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 14.
[3] Leclerc-Razavet É., Traces de vie : Écriture, Paris, L’Harmattan, 2023.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 109.