En 1999, Aharon Appelfeld publie Sippur Hayim – Histoire d’une vie, roman dans lequel le narrateur raconte cette vie qui fut celle d’Appelfeld : en 1939, le petit Aharon, sept ans, est déporté dans un camp en Ukraine dont il s’évade.
La langue mutilée
Au bref chapitre 11, le rideau de l’oubli se déchire : pendant la guerre, un interdit était posé sur la possibilité de parler de ce qui se passe. Il s’agit de l’enclos Keffer sur lequel un silence absolu doit être maintenu. L’adolescent qu’est devenu Aharon en entend parler après la guerre : « Des réfugiés s’asseyaient par groupes et décrivaient des horreurs. Ils semblaient parfois rivaliser pour établir qui avait vu le plus de choses et qui avait souffert le plus ». Le narrateur se place du côté de ceux qui ne savent pas faire avec cette horreur : « Nous, nous ne savions pas raconter. Nous restions assis et écoutions. Parfois on nous tourmentait de questions. Durant les années de guerre, nous avions appris à ne pas répondre ». Il y a au cœur du récit (romanesque), une horreur qui exclut le mot, la représentation : « Certaines abominations étaient au-delà des mots et demeuraient de sombres secrets. »1
Dans ce camp, chaque soir, règne la chasse à l’homme. Le récit ne dit rien des conditions de cette chasse. La suite dans l’horreur est suggérée. Voici le point ultime de la description : « Un jour arriva un convoi dans lequel se trouvaient des petits enfants. Le commandant du camp ordonna de les déshabiller et de les pousser dans l’enclos. Les enfants furent dévorés aussitôt, apparemment, car nous n’entendîmes pas de cris ». Dans ce chapitre, mots et représentations ne souffrent aucun arrêt : « Et cela devint une habitude. Chaque fois qu’ils arrivaient au camp des petits enfants (et il en arrivait quelques-uns chaque mois), ils étaient déshabillés et poussés dans l’enclos »2. Le récit gravit les échelons de l’horreur jusqu’à ce que le lecteur ne puisse plus lire.
Appelfeld ponctue : « Les pulsions sont toujours plus fortes que les valeurs et les croyances. Il n’est pas facile d’accepter cette simple vérité ». Il ajoute : « si on gratte bien, […] on trouvera en chacun de nous un criminel. »3
La scène de l’écriture
Cette scène de l’enclos Keffer est la scène où l’horreur est la plus dépliée : l’enclos Keffer est la scène de l’écriture où se décline pourquoi Appelfeld est devenu écrivain. Cette scène de la dévoration d’enfants, orchestrée comme un jeu de morts que l’on montre, dont on s’enorgueillit même – « Le commandant du camp faisait visiter l’enclos à ses invités.4 » – est ce qu’il s’agit d’oublier pour simplement pouvoir vivre – vivre après la Shoah, sans se suicider ou sans devenir fou. Appelfeld écrit à partir de cette horreur mais il sait qu’il y a un mutisme à maintenir. C’est en cela que le pouvoir de la fiction n’exclut pas ce réel – que le témoignage prétend livrer de façon brute, non distanciée – mais justement le détoure et le crée.
Dans son Séminaire Le Sinthome, Lacan remarque : « Qu’est-ce qu’un fait ? C’est justement lui qui le fait. Il n’y a de fait que du fait que le parlêtre le dise. Il n’y a pas d’autres faits que ceux que le parlêtre reconnaît comme tels en les disant.5 » L’écrivain Aharon Appelfeld vérifie cette affirmation par son travail d’écriture. Si « la littérature est un présent brûlant6 », comme il l’affirme, alors peut s’entendre que « Sans langue, tout n’est que chaos, confusion et peurs infondées. […] Sans langue maternelle, l’homme est infirme7 ».
Hervé Castanet
[1] Appelfeld A., Histoire d’une vie (traduit de l’hébreu), Paris, Éditions de l’Olivier, coll. « Points » n° 1384, 2019, p. 80.
[2] Ibid., p. 81-82.
[3] Ibid., p. 201.
[4] Ibid., p. 82.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
[6] Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 136.
[7] Ibid., p. 118.