Irresponsable de voyager et même de vivre sans prendre de notes.
Kafka, Journal, 5 septembre 1911
Le pot crée le vide en son centre. Quant au texte, selon Mallarmé, c’est la nuit trouée d’étoiles qui en tombant s’est inversée en page blanche constellée de lettres noires. Ainsi le néant s’honore de se voiler de textes ouverts à l’interprétation infinie, au mépris de la vie de leurs auteurs. Il voue ensuite l’écriture première à se diffracter entre l’écrivain-démiurge, l’universel reportage et la reproductibilité des textes ad libitum (et nauseam).
Il peut advenir, rare, un absolu tel qu’écrire ou mourir couvre le champ mystérieux du choix de la position de tel ou tel écrivain, dont la main est asservie à la naissance d’un texte, sel d’une vie ainsi destinée. Ainsi Kafka dans une lettre à Felice Bauer : « Aujourd’hui, ma vie s’est accrue des pensées que je vous consacre […]. Mais même cela est lié à l’écriture, à la houle de l’écriture [qui] est tout ce qui me détermine […]. Mon mode de vie est tout entier tourné vers l’écriture et quand il subit des changements, c’est […] pour qu’il corresponde mieux encore à l’écriture car le temps est court, les forces sont minces […] et il faut se contorsionner pour avancer puisqu’une belle vie bien droite n’est pas possible1 ».
Comment l’écriture, de toujours depuis qu’elle est, est-elle non seulement modifiée, mais radicalement subvertie par l’expérience d’une psychanalyse vivante depuis plus d’un siècle, sinon par l’opération de l’événement Freud, la reprise de celle-ci et son dépassement par l’irruption du phénomène lacanien, puis le champ des conséquences, ouvert par Jacques-Alain Miller, de l’ensemble du corpus auquel ces deux faits ont donné lieu ?
La correspondance de Freud avec Fliess et les trouées qu’y font leurs rencontres par eux nommées « congrès » ont engendré la pratique de l’association libre contenue dans un lien et un espace-temps. Pour Freud, l’écriture demeurerait l’instrument de l’élaboration continue de sa découverte. Pour Lacan, la lettre, cause de l’écrit entendue comme ce qui choit et se condense de l’expérience, est allée jusqu’à se réduire en ce qui la motérialise, à savoir la corde dont s’étoffe le nœud.
Per via di levare avec le burin du sculpteur suivant les veines du marbre et révélant les contours de la vérité qui y était lovée, et per via di porre, modelant le fer de la logique au préalable pour armer le plâtre ou l’argile destinés à durcir en le recouvrant, à l’instar du créateur qui dota la créature d’un squelette destiné à supporter la musculature et la chair, le psychanalyste Lacan a opéré. N’avait-il pas d’ailleurs, très tôt, repéré et dégagé une trinité première et ne l’avait-il pas nommée I, S et R, ternaire dont le jeu, la dynamique, la complexité soutiennent le moindre de nos actes, augmenté du symptôme, terme quart ?
Ainsi a-t-il substitué au chiffre, la lettre, puis à la lettre l’écriture silencieuse du nœud, dont les vides et les pleins sont propices à une parole orientée par un désir de bien dire, à bon escient.
Marguerite Duras, retrouvant en 1985 les notes oubliées de son journal auquel « [l]e mot écrit ne conviendrait pas », précise-t-elle, « pages pleines d’une petite écriture extraordinairement régulière et calme [témoignant d’un] désordre phénoménal de la pensée et du sentiment […] au regard de quoi la littérature m’a fait honte »2.
La puissance de l’écriture du nœud est encore inouïe. Sa manipulation nous ramène au plus concret d’une expérience qui ne se passe d’aucune ressource des langues humaines.
Ce qui la rend subversive est son accointance avec une parole qui, dense ou mince, souple ou cassante, ne va pas sans dire.
Nathalie Georges-Lambrichs
[1] Stach R., Kafka, tome 1, Le Temps des décisions, Paris, Le Cherche-Midi, 2024, p. 254, traduit de l’allemand par Régis Quatresous.
[2] Duras M., La Douleur, Paris, POL, 1985, p. 10.