« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir […] pour une femme qui ne me plaisait pas… » C’est sur ces paroles cyniques que Swann conclut son récit Un amour de Swann[1], une étude quasi clinique de la passion ravageante d’un homme pour une demi-mondaine qui se joue de son amour. Comment Proust nous fait-il entendre la force des liaisons inconscientes dans cette passion improbable ? La vie amoureuse de Swann, séducteur blasé, est la répétition d’un scénario de conquête narcissique, où « chacune des liaisons […] avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve né à la vue d’un visage ou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y efforcer, trouvés charmants »[2]. Or, très rapidement, la rencontre d’Odette va le diviser. Lacan nous a appris que « l’amour est le signe qu’on change de discours »[3]. Nous repérons ce changement à un acte manqué que Proust place finement à la première visite de Swann chez Odette. Swann y oublie son étui à cigarettes. « Dans l’immense majorité des cas, dit Freud, les hommes, lorsqu’ils perdent quelque chose, accomplissent un acte symptomatique et ainsi la perte d’un objet répond à une intention secrète de celui qui est victime de cet accident. »[4] Cet acte n’aurait pas suffi sans le savoir d’Odette sur l’amour qui ne s’y trompe pas et qui « interprète » l’oubli. Elle lui fait rapporter l’objet accompagné d’un petit mot libellé ainsi : « Que n’y avez-vous aussi oublié votre cœur, je ne vous aurais pas laisser le reprendre. »[5] Ainsi se produit la métaphore de l’amour. L’angoisse de la perdre avait lancé Swann à la recherche d’Odette le soir où elle lui a manqué au salon des Verdurin. Peu après, nous assistons à l’idéalisation si caractéristique de l’amour : « Elle frappa Swann par sa ressemblance avec Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans la chapelle Sixtine. »[6]
Ainsi les deux courants freudiens – le courant tendre et le courant sensuel – jusque là dissociés chez Swann, confluent sur Odette : « maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré »[7].
Comment Odette s’insère-t-elle dans un circuit de jouissance et prend-elle peu à peu la place d’une femme-symptôme ? « un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou une maladie »[8]. À travers sa jalousie dévorante, Swann tente de faire exister le rapport sexuel. Les productions imaginaires qu’elle engendre ne parviennent pas à résorber le réel en jeu pour lui, « le besoin anxieux »[9] de la posséder. « Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui en était pas moins chère […] comme si au fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme possédait »[10]. Si la « vérité est sœur de jouissance »[11], alors disons qu’avec cette femme, Swann rencontre son heure de vérité. Mais cette vérité subit une dégradation imaginaire. Il veut tout savoir d’Odette, mais ce savoir rate au regard de la vérité qu’il vise. De surcroît, cette volonté de savoir abrite une passion de l’ignorance car il ne veut rien savoir du fait qu’Odette est une « cocotte ». Ce trait fait du couple de Swann le tableau d’un amour majeur, « un amour fondé sur ceci qu’on la croit. Croire qu’il y en a une, ça vous entraine à croire qu’il y a La femme »[12]. À la différence de l’analysant, Swann ne croit pas à son symptôme, il croit sa maîtresse. Elle lui parle, et plutôt rudement, et il prend ce qu’elle dit comme la voix de son inconscient.
[1] Proust M., Un amour de Swann, Coll. Maxi Poche, 1994.
[2] Op. cit., p. 11.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 20.
[4] Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne, (1901), Paris, P.B. Payot, 2003, p. 261.
[5] Proust M., op. cit., p. 54.
[6] Op.cit., p. 55. Proust fait référence au tableau de Botticelli « Les filles de Jethro » (1481).
[7] Op.cit., p. 58.
[8] Op. cit., p. 62.
[9] Op. cit., p. 65.
[10] Op. cit., p. 229.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 2005, p. 61.
[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2006,p. 110.