Dans ses textes, Borges s’affronte à l’infini, qui est l’impossible à rejoindre. L’infini est le nom du réel auquel il se cogne. Il est un vide, un néant, que l’écrivain essaie de circonscrire. S’il ne peut atteindre l’infini, au moins peut-il tenter d’en tracer les contours. Si l’on traduit le trou de l’infini par le mathème S(Ⱥ), posons que chez Borges, l’écriture se déploie à partir de S(Ⱥ) et vise à border le trou dans l’Autre.
Borges suit d’une part le fil de la logique. Lacan a fait de la logique « cela seul par quoi il y a un accès au réel1 ». Il faut en passer par la logique pour cerner ce qui ne peut s’écrire. Borges est fasciné par la logique et les paradoxes. Il a consacré à celui de Zénon, Achille et la tortue, plusieurs textes. Il s’inspire aussi du paradoxe des ensembles. L’une des illustrations en est donnée par le paradoxe du bibliothécaire que l’on retrouve dans « La Bibliothèque de Babel2 ».
Selon ce paradoxe, un bibliothécaire établit la liste des catalogues qui se contiennent et celle des catalogues qui ne se contiennent pas. Une fois dressée la liste des catalogues qui ne se contiennent pas, il se demande s’il doit la mentionner dans la liste. S’il ne le fait pas, cette liste devient un catalogue qui ne se mentionne pas lui-même et doit figurer dans la liste. S’il mentionne la liste dans la liste elle-même, cette liste devient un catalogue qui se mentionne lui-même et ne doit pas figurer dans ladite liste. Bref, dès que l’on veut suturer le trou dans le symbolique, on tourne en rond. Russell a tenté de résoudre cet impossible avec sa théorie des types qui s’appuie sur le métalangage en distinguant plusieurs niveaux, l’élément et l’ensemble (l’ensemble des catalogues n’est pas un catalogue).
C’est sur le métalangage que « La Bibliothèque de Babel » porte. La bibliothèque en question, immensément vaste sinon infinie, contient tous les livres, fruits de la permutation hors sens des caractères orthographiques. Borges ne conclut pas à l’existence d’un catalogue des catalogues qui permettrait de connaître et de localiser l’ensemble des ouvrages. Il propose plutôt de rendre un tel objet inexistant (ou du moins introuvable), dégageant ainsi un point d’impossible au cœur de l’Autre. « La Bibliothèque de Babel » est paradigmatique de l’usage par l’écrivain de la logique pour cerner un réel qui se démontre de ne pouvoir s’écrire.
Face au réel de l’infini, Borges convoque d’autre part la lettre. Le conte « L’Aleph » en est l’exemple princeps. Cette fois, le réel s’écrit. L’Aleph est une petite sphère de verre qui contient l’univers, son observateur y compris, et donne à voir le tout en un instant. Aleph est « le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles3 ». Aleph est une référence à Cantor. Le narrateur, qui a vu l’aleph, vacille devant cet infini actuel. Comment écrire l’infinité des choses et des êtres ? Il évoque le « centre ineffable4 » de son récit, l’impossibilité à transcrire par le langage, successif, l’instantanéité du tout. Borges use d’une lettre, aleph, pour dire l’impossible à dire l’infini.
Borges en appelle donc à une écriture logique pour cerner l’existence d’un impossible à dire, qui est de structure S(Ⱥ). Et par la lettre hors sens, il pointe le trou dans la langue. Babel et Aleph sont les deux grands abords du réel par Borges : d’un côté le réel comme reste de l’écriture, de l’autre le réel qui s’écrit d’une lettre.
Dominique Corpelet
[1] Lacan J., « Sur le plaisir et la règle fondamentale », in The New Lacanian Review, « The art of singularities », n°11, juin 2021, p. 18.
[2] Borges J. L., Œuvres complètes, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2010, p. 491-498.
[3] Ibid., p. 660.
[4] Ibid., p. 662.