Pour M.
« Le dit premier, on a beau faire, il est de l’ordre du maître1 ». Le poème, fidèle à sa noblesse antique, incarne « l’art d’évoquer et de suggérer les sensations, les impressions, les émotions les plus vives par l’union intense des sons, des rythmes […], en particulier par les vers2 ».
L’installation de la Chose poétique dans l’orientation lacanienne est contemporaine, plus que d’un questionnement sur l’écriture, d’un parti résolu : « ce n’est pas la même chose, après que nous avons dit, de l’écrire, ou bien d’écrire qu’on dit3 ». C’est faire entendre qu’elle tire un trait conséquent sur la littérature (cette « chair à pâtée4 » d’où a surgi « Lituraterre ») sans suivre le courant derridien. La postulation par Lacan d’un être poème plutôt que poète provient d’un choix de lire Freud absolument, non comme une référence ou un appui parmi d’autres, jusqu’à passer outre.
On dit de quelqu’un qu’il « est un poème » « à propos d’une personne extravagante, baroque, incohérente, bizarre ou ridicule, parfois d’une manière hypocoristique. […] On le dit aussi d’une situation, d’une chose inénarrable ou […] ridicule : “Oh ! ces lettres, c’est tout un poème. […] Mais… encore ? − Encore est mon secret”. Maupassant5 ».
Cette figure baroque ne messied pas à l’analyste pour signaler la zone d’attractivité de son désir. L’analysant y tend, comme à se réduire à l’écriture du proême6 qui fait sa consistance ultime, née du vide qu’elle informe, une fois chu l’objet agent du discours de l’analyste.
De la lettre volée au poème : Minuit mi-dit
Jacques-Alain Miller introduit « L’épopée du donc » avec Igitur : « quelques feuilles d’un poème en prose de jeunesse, […] Igitur, réputé indéchiffrable […] un héros solitaire qui termine au tombeau […] Igitur : ce héros qui croit éteindre le temps, alors que […] “certainement subsiste une présence de Minuit”. Minuit, dit Mallarmé, “l’unique heure qu’il ait créée” et où c’est leur “essence [qui fait] le présent absolu des choses” » 7.
La frappe sublime de ce long feu nous rappelle les accointances de la beauté avec le désir d’éternité8. Lacan y fit pièce dès « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », et J.-A. Miller en déduisit l’érotique du temps. Ce minuit devient ainsi, rétroactivement, le prélude et le socle nécessaires à faire tourner la ronde des discours, autour du mi-dit.
La poésie survit aux conséquences du discours de la science, comme les royalistes à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’inconscient ignore le temps, encore ; c’est ce que révèlent les fulgurances de mots qui font mouche, quand un truchement s’en laisse traverser, par la grâce de ce qui s’est noué entre lui et celle ou celui qui lui parle sans savoir ce qu’elle, ou, il dit.
Joyce s’est voué, martyr, à faire passer à la casse cette caisse de résonances poétiques. Broyant les phonèmes entre les langues, il en a orchestré la monstrueuse copulation, tandis que les poignantes épaves des Pomes Penyeach9, abandonnées aux caprices des flots, roulent ensemble les mots et les dires jusqu’à notre bel aujourd’hui ; tirant ses bords, la psychanalyse y fait son tri pour ramener à la rive les nageurs un par un.
Un mot, possiblement d’esprit, n’a pas « en soi » la puissance d’un dire.
Quant au dernier mot, s’il ne peut dire ce qu’il en est du dernier des derniers qu’abrite l’analyste, lorsque chute son masque, il le fait entendre, pourtant, en écho à l’annonce perpétuée de la mort du grand Pan.
Nathalie Georges-Lambrichs
[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 13 novembre 2002, inédit.
[2] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/poésie/61960
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, Paris, Seuil, 2023, p. 30.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 26 janvier 2005, inédit.
[5] Cf. le TLFi. Trésor de la Langue Française informatisé.
[6] Cf. Ponge F., Proêmes, Paris, Gallimard, 1948.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 1er décembre 1993, inédit.
[8] Lacan a dédié son unique sonnet à Ferdinand Alquié, cf. Alquié F., Le Désir d’Éternité, Paris, P.U.F., 1947.
[9] Joyce J., Pomes Penyeach, Paris, Shakespeare and Co, 1927.