« Belacqua, je ne te plaindrai plus
désormais : mais, dis-moi : pourquoi es-tu assis
en ce lieu ? Attends-tu une escorte ? »
Je vous propose une visite, ou une rencontre, ou plutôt une promenade.
Cela se passe d’abord au Purgatoire, et Dante dit à Virgile, dont chacun sait qu’il l’accompagne :
« Mon doux seigneur, jette les yeux
sur cet homme-ci, à l’air plus indolent
que si paresse était sa sœur. »
L’homme se tourne vers eux et dit à Dante :
« Va donc là-haut, toi qui es si vaillant. »
Là-haut, jusqu’au Paradis. Et Dante continue :
« Je reconnus alors qui il était, et cette angoisse
qui pressait encore ma respiration
ne put m’empêcher d’aller vers lui. »
Il continue :
« Ses gestes paresseux et ses brèves paroles
me portèrent un peu à sourire.1 »
Et Dante le reconnaît, et le nomme donc : Belacqua.
Il paraît, nous dit Jacqueline Risset, la traductrice que je suis, que ce Belacqua est le « surnom d’un artisan florentin du temps de Dante, sculpteur de manches de luth et de guitares, buveur et paresseux. »
Donc pas un poète, or nous sommes en poésie, dans le Chant IV du Purgatoire. Mais attendez ce qui suit, là où commence ma promenade.
C’est que ce Belacqua va devenir le personnage principal d’un des premiers ouvrages de Samuel Beckett, intitulé en français Bande et Sarabande, en anglais More Pricks than Kicks, qui date de 19342. Cet ouvrage commence en effet par un premier épisode intitulé « Dante et le homard ». Beckett commence : « C’était le matin et Belacqua se trouvait coincé dans la lune aux premiers chants de celle-ci. Il était tellement enlisé qu’il ne pouvait ni reculer ni avancer. La bienheureuse Béatrice était là, Dante aussi, et elle lui expliquait les taches de la lune. »
Ce qui semble attirer Beckett chez ce personnage, c’est justement son indolence, par opposition à l’audace constante de Dante, qui ne songe pas à s’arrêter. Penser sans cesse à Dante mais ne pas le suivre…
Mais l’énigme, me semble-t-il, naît de ce que le roman raconte toutes sortes d’épisodes et d’évocations tous plus virtuoses, inventifs et étranges, de sorte qu’on oublie lentement l’origine dantesque du personnage pour entrer dans un roman indépendant. Comme si loin de la poésie, le romanesque s’emparait de la matière, et révélait l’inscription de Samuel Beckett, admirateur constant de Dante – comme le dit Edith Fournier qui présente et traduit ce roman – comme s’il s’embarquait, dans l’autre genre, l’autre métier que celui de poète : le romancier ! De ce poète qu’est devenu cet ancien artisan de musique. Car dans les épisodes romanesques qui vont le prendre dans leurs griffes, Belacqua, entre autres, va se marier trois fois, boire sans cesse, et mourir à la fin.
La question que je me pose est seulement celle-ci : vous avez choisi cet ami de Dante et lui avez d’abord conservé son caractère d’indolent radical, d’indifférent à son salut, car il dit à Dante : « Ô frère, monter là-haut, qu’importe ? » N’est-ce pas que vous auriez proposé, risqué un personnage capable de présenter ce que vous-même choisirez dans les aléas subtils et tant diversifiés de votre existence, presque immobiles, si peu romantiques, entièrement soumis aux incartades du langage, tandis que, lentement, mais indéfectiblement, vous reveniez à la Poésie – loin de Dante, apparemment –mais en vérité, parallèlement à vos romans extraordinaires, en inventant des poèmes littéraux, resserrés, rares et inouïs. Parfois un mot, deux mots, une phrase, quelques vers. Et vous en avez parsemé la terre.
Car plusieurs de vos nouvelles, et ce que le catalogue de vos œuvres intitule « théâtre, télévision, radio », et même si on y ajoute les pièces géométriques, les œuvres avec figures, schémas, tables et dessins, ne sont-ce pas autant d’œuvres de poésie ? Oui il faut étendre la poésie jusqu’à ces peintures mentales, ces exercices spatiaux, ces structures.
C’est que grâce à Samuel Beckett, la poésie s’est ouverte, presque marginalement, à ce qui se dérobait peut-être à la littérature.
Et c’est qu’alors la littérature a peut-être changé… de style !
François Regnault
[1] Dante, La Divine Comédie, Le Purgatoire, Chant IV, traduction de Jacqueline Risset, GF Flammarion, édition corrigée, 2005.
[2] Beckett S., Bande et sarabande, traduit de l’anglais et présenté par Edith Fournier, Paris, Les éditions de minuit, 1994.