Le terme de chemsex apparaît à la fin des années quatre-vingt-dix et désigne l’utilisation sexuelle de drogue. Les produits liés au chemsex ont pour principaux effets l’augmentation de l’endurance et de l’excitation, la désinhibition, mais aussi des effets anxiolytiques et contra-dépressifs.
Clinique du chemsex
Cette addiction particulière présente certaines spécificités cliniques : 1) le chemsex peut être entendu comme la recherche d’une jouissance du corps maximisée, en réponse à un vécu de mortification ; 2) cette recherche semble se localiser spécifiquement sur l’organe mâle, avec soit la perspective de maintenir presque indéfiniment la tumescence, soit au contraire de la neutraliser sur le corps propre par l’adoption d’une position passive et d’intromission de pénis de partenaires multiples ; 3) un tel destin de la jouissance doit être conçu comme pris dans un système de compensation libidinale de la satisfaction.
Cela amène à considérer la jouissance liée au chemsex en référence à l’interprétation que le sujet peut faire de la place prise par le phallus dans le désir maternel, qui conditionne l’assomption de la possession virile chez l’homme2. Parmi les approches possibles et tenant compte de la structure, intéressons-nous à celle, dépliée par Freud, du clivage du fétichiste devant la castration3. Dans celle-ci, une version du phallus jouant sa partie tout seul conduit le sujet à des basculements brutaux, allant d’une négativité pure à la recherche d’un phallus positivé qui l’obturerait4. Ce surgissement du noir fétiche manifestant la prévalence d’une jouissance qui ne condescend pas au désir, se manifeste comme séparé d’avec l’amour selon la bipartition freudienne du courant tendre et du courant sensuel. Mais il n’annule pas pour autant l’instance de l’amour dans l’inconscient.
Extension du domaine de la jouissance
Yann B. situe ainsi le début de son addiction au chemsex après un « déclic » suite à une phrase prononcée par sa mère. À cette période de sa vie, Yann B. est profondément déprimé par le fait que Marcel, son compagnon, ait un cancer : ce dernier se retranche dans le silence à mesure que la maladie s’impose. Cherchant une échappatoire dans des relations sexuelles sous drogues, Yann B. rencontre un partenaire de jouissance avec lequel il imagine une relation possible. Demandant conseil à sa mère, celle-ci lui dit que Marcel, malade, « ne pourra plus rien lui apporter », et que cet homme de passage, pourtant inquiétant tel que Yann B. le décrit dans son récit, « c’est la vie5 ». Dès lors, sa pratique toxicomane se substitue à la relation amoureuse : Yann B. quitte définitivement celui qu’il aime et enchaîne les partenaires sous chemsex.
Phrase marquante de la mère, selon l’interprétation qu’en fit le sujet, les effets de jouissance de celle-ci mettront un temps considérable à s’atténuer : l’addiction s’arrêtera après plusieurs années de déperdition et d’un trop-plein de dégoût.
La satisfaction de la parole
Jacques-Alain Miller indique que, « dans la drogue, la position subjective est […] impliquée. […] tout le problème étant d’obtenir du sujet qu’il donne du sens, et en particulier du sens sexuel à sa dépendance6 ». Il s’agit d’une boussole pour la pratique clinique auprès des patients addicts, supposant une mobilisation de la parole, car celle-ci a le pouvoir de redistribuer la jouissance, et donc de réagencer les choix faits par le sujet. J.-A. Miller interroge alors : « L’accès à la jouissance de la drogue n’a-t-il pas pour un sujet toujours été tracé par ce qui lui est venu de la parole ? À son point d’origine, le choix de la drogue n’a-t-il pas toujours été conditionné par le signifiant ?7 »
À l’heure où le manque de « motivation » des patients dépendants conduit certains thérapeutes à faire de la stimulation transcrânienne le seul traitement possible8, J.-A. Miller rappelle que le ressort de la drogue n’est autre que la satisfaction libidinale. Or, la parole peut avoir une prise à ce niveau-là, puisqu’elle est elle-même source de satisfaction.
Pierre Bonny
[1] Cessa, D. 2021. Facteurs de risques addictologiques dans le cadre du Chemsex : résultats de l’étude nationale en ligne Sea, Sex and Chems. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03432393/document
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994.
[3] Cf. Freud S., « Le fétichisme », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1999, p. 131-142.
[4] Cf. Miller J.-A., « Sur le Gide de Lacan », La Cause freudienne, n°25, Octobre 1993, p. 7-38. Cf. également Sauvagnat F., « Note sur les rapports actuels entre la psychanalyse et le champ des études gay », Ornicar ?, n°51, Janvier 2004, 287-319.
[5] Yann B., Ma vie en poudre. L’addiction au chemsex, Paris, L’Harmattan, 2022.
[6] Miller J.-A., « La drogue de la parole », Accès à la psychanalyse, n°15, septembre 2023, p. 21.
[7] Ibid., p. 22.
[8] Malandain L. & al., « First Case Report of tDCS Efficacy in Severe Chemsex Addiction », Dialogues in Clinical Neuroscience, vol. 22, n°3, 2020, p. 295-297.