« Impossible de me défaire de mon idole en cristaux solubles »
Mikhaïl Boulgakov, Morphine
Mikhaïl Boulgakov publie Morphine en 1927. Il y raconte le destin tragique d’un médecin rural qui commence à prendre de la morphine et ne pourra s’arrêter. Cette nouvelle s’inspire de la vie de M. Boulgakov et nous offre une description chirurgicale d’une mauvaise rencontre : le sujet toxicomane signe un pacte avec le diable1 dès la première injection.
Le jeune Serguei Poliakov tient un journal dans lequel il se démène avec l’idée qu’il devrait arrêter, en vain. Deux douleurs amènent ce médecin à prendre de la morphine la première fois : une forte douleur abdominale qui précipite la première injection et une douleur morale intense, celle d’une perte non symbolisable. Sa femme vient de le quitter. S. Poliakov n’évoque rien de cette relation amoureuse, sauf sa perte. Et il est question de mort d’emblée. « Si je la tuais ? La tuer ? Ah ! que tout est bête, vide. Sans espoir ! Je ne veux plus penser. Je ne veux plus…2 » C’est bien de cela qu’il s’agit, la perte de tout désir propre à la mélancolie : la pensée meurtrière se retournera contre lui-même. Suivons ici comment l’addiction peut venir comme tentative de combler le trou forclusif de la mélancolie3. L’addiction peut « être considérée comme la solution du Un au a. C’est-à-dire que devant l’imminence de la rencontre avec son être, le a dans le réel, le sujet trouve la satisfaction de la réitération du Un, de l’agrafe primordiale du signifiant et du corps4 ». S. Poliakov nous en donne une version.
Dans un premier temps, la morphine soulage notre héros de ses maux de ventre, et lui fait perdre la sensation douloureuse de la séparation d’avec sa femme. Il en est satisfait. Mais bientôt les effets éphémères de la drogue ne lui laisseront plus le choix : il doit augmenter les doses, les périodes d’abstinence provoquent des douleurs insoutenables : « il s’établit presque instantanément un état de quiétude qui tourne immédiatement à une extase bienheureuse. Cela dure seulement une à deux minutes. […] Commencent alors les douleurs, l’angoisse, le noir.5 » La prise de morphine est une tentative de colmater la perte réelle vécue par S. Poliakov. Ce qu’il a perdu dans l’Autre, il ne peut le dire, il est sans recours au symbolique et en porte la faute.
S. Poliakov pose l’équation ainsi : « Je remercie la morphine de m’avoir débarrassé d’elle [ma femme]. C’est la drogue qui l’a remplacée…6 » Mais cette solution ne tient pas. L’addiction est une pure répétition de jouissance, hors sens, hors langage et sans adresse à l’Autre : « Cette jouissance répétitive est hors savoir, elle n’est qu’auto-jouissance du corps par le biais du S1 sans S2. Et ce qui fait fonction de S2 en la matière, ce qui fait fonction d’Autre de ce S1, c’est le corps lui-même.7 »
L’addiction pour contrer les affres du réel de la mélancolie tient un temps comme solution pour S. Poliakov. Mais l’impossibilité radicale à surmonter la perte conduit le héros à s’identifier à l’objet perdu dans le réel en passant par l’acte suicidaire : une année après la première injection, il se tire une balle dans la tête.
Emmanuelle Chaminand Edelstein
[1] Référence à une phrase prononcée par le héros : « La cocaïne, c’est le diable dans un flacon ! », in Boulgakov M., Morphine, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997, p. 53.
[2] Boulgakov M., Morphine, op. cit, p. 39.
[3] Cf. Deffieux J.-P., Humeurs et addictions, posté le 21 décembre 2016 sur le site Uforca, disponible sur internet.
[4] Ibid., p. 6.
[5] Boulgakov M., Morphine, op. cit., p. 54.
[6] Ibid., p. 74.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 23 mars 2011, inédit. Disponible sur internet