Le portable s’est imposé comme un objet hors corps indispensable ; pas une attente, pas un temps mort, sans que ce « lieu où l’imaginaire s’amarre à la jouissance1 » ne soit sollicité.
Stories
Ce bouche-trou nous tient dans une dépendance – à distinguer d’une addiction – qui peut évoquer celle de l’enfant au désir de la mère2, le sujet étant dans l’attente fébrile de messages, impatient que l’Autre l’informe, s’intéresse à lui. Sur les réseaux sociaux, il guette le nombre de likes, de followers qui regardent ses stories et les photos qui le mettent en scène, témoignant de « la furieuse passion [narcissique] qui spécifie l’homme, d’imprimer dans la réalité son image3 ». Ces images du corps propre qui sont adressées à l’Autre, signent le sacre de ce que Jacques-Alain Miller a appelé des « images reines4 ». Étant ainsi vu, le sujet tente « de se situer comme Je5 ». Dans ce monde imaginaire où le tout savoir et tout dire ne connaissent aucune limite, le tutoiement et la désinhibition s’imposent, une dérive agressive et haineuse toujours à portée de clic : insultes, harcèlement, désinformation qui incitent à l’acte.
De la dépendance à l’addiction
Les écrans ne créent pas l’addiction, mais ils la facilitent et les impératifs de jouissance qui y circulent l’encouragent ; ils marquent le corps et rechargent un surmoi insatiable qui angoisse et pousse-au-jouir : jeux vidéo, achats compulsifs, jeux d’argent et de hasard, soumission aux influenceurs pour un remodelage du corps, obsessions hygiénistes ou pornographiques… Les toxicomanies aussi se banalisent avec l’émergence de substances de synthèse inédites.
La jouissance de l’idiot
Ce toboggan narcissique fait glisser la pulsion sur sa pente mortifère. L’absence du manque et la disparition du rapport à l’Autre signent le passage de la dépendance à l’addiction. Le sujet addict, immédiatement branché sur l’objet plus-de-jouir, est esclave de « la jouissance de l’idiot6 ». D’un doigt, le swipe entraîne ce « Un-tout-seul. Seul dans sa jouissance (foncièrement auto-érotique)7 » à regarder toujours plus de vidéos pour ne pas rater la meilleure ou à s’adonner compulsivement aux jeux.
Sous l’emprise de la pulsion scopique, dans la méconnaissance de « ce qui ne peut pas se voir8 », le sujet est figé « dans sa fascination de voyeur, au point de le faire lui-même aussi inerte qu’un tableau9 ».
Une telle addiction a souvent une fonction de suppléance fragile en opérant un nouage imaginaire lorsque le symbolique et le fantasme font défaut. Cette suppléance peut être présente lors de la rencontre d’un analyste, préalablement à un rebranchement sur l’Autre, au réveil de la parole et du désir.
Frank Rollier
[1] Miller J.-A., « L’image reine », La Cause du désir, n° 94, novembre 2016, p. 23, disponible sur Cairn.
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 181.
[3] Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 116.
[4] Miller J.-A., « L’image reine », op.cit.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & Le Champ Freudien, 2023, p. 163.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 75.
[7] Miller J.-A., in Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, quatrième de couverture, 2011.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 166.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La logique du fantasme, op.cit., p. 155.