En quoi et dans quelle mesure, choisir Les entretiens préliminaires comme Question d’École ? En renouvelle-t-il l’abord ou en aggrave-t-il l’enjeu ? Il y a les « classiques » de ce moment clé au seuil du dispositif analytique : l’évaluation clinique, la rectification subjective impliquant la mise, active, du partenaire-analyste ; autant de points cruciaux qui relèveraient presque de la question de cours si l’insistance de Lacan, traversant trois décennies d’enseignement, ne nous convoquait pas, plutôt, à l’exigence personnelle d’un plus-de-dire.
Ce que je souhaite interroger ne concerne pas le patient, ni même la mise de l’analyste, mais sa lecture, hors couple analysant-analyste : les premiers entretiens ne sont-ils pas déjà l’occasion de référer cette lecture à un bout de réel qui ek-siste à l’hypothèse structurale de l’inconscient ? « Ce dont tu te plains, tu le fomentes », dirait sans doute Freud, aujourd’hui encore, dès les premières rencontres de Dora ; mais « introduire le patient à un premier repérage de sa position dans le réel1 », présume-t-il du point d’où l’analyste lit le cas de celui qui s’adresse à lui ? Une rectification de lecture concernant cette fois l’analyste, n’est-elle pas, dès lors, exigible ? Rectification hors sujet, conditionnée à un – se faire dupe d’un réel – ne pouvant s’originer que du résultat in-ouï, de sa propre expérience d’analysant ? Question d’École, donc.
Dirais-je qu’il faille dès lors donner toute son importance aux petits détails présidant à la décision d’entreprendre une analyse ? Ce serait confondre S1 et bout de réel ; valeur et ek-sistence, cause et d’où !
Voilà longtemps que je me sais « malade » ; que j’ai même l’idée d’entreprendre une analyse ; que j’ai ma lecture de ce qui ne va pas, impliquant (ou pas) tel dico d’aujourd’hui, tenant compte (ou pas) de ce qui se répète. Et pourtant, tout autre chose : tel détail infime, éprouvé avec le corps, à mille lieues des traumas faisant les délices de ma mentalité, bout de réel qu’emporte mon témoignage avec lui, du seul fait qu’on dise et qu’il reste oublié derrière les interprétations2 ; bout de langue hors structure, qui aura marqué (Dieu sait pourquoi) le vivant d’un corps dont on ne sait pas ce que c’est, sinon qu’il se jouit : un autisme, donc, d’une certaine manière. Mais alors, transclinique. Non pas du sujet, (hélas ! ) : d’un corps dont la rencontre, tout ce qu’il y a de plus hétéro, rend chacun non pas différent des autres, mais Autre-à-soi-même !
Se faire dupe d’un réel sans attendre, relève d’une éthique de lecture : celle-ci ne se substitue nullement à la mise exigée de la part du psychanalyste, au sein du couple analysant-analyste, elle ne rend pas obsolète, le secours3 qu’offre la structure des discours ; elle n’objecte pas non plus à la réponse du dit schizophrène se spécifiant « d’être pris sans le secours d’aucun discours établi4 » : plutôt convoque-t-elle, sans attendre, à faire de la névrose aussi bien que de la psychose, deux modalités de réponses, cliniques, secondes à l’ek-sistence d’un il y a – lui, transclinique – dont chacun a la responsabilité sinthomatique.
« Responsabilité veut dire non réponse, ou réponse à côté5 », affirmait Lacan, dans son Séminaire Le sinthome. Non réponse, puisque sans Autre ; réponse à côté, puisque redoublant en effet de création, l’énigme, incurable, d’un bout de réel sans loi, qui s’itère dans mon existence. Pas de traitement, donc, concernant l’intraitable d’un réel à nul autre pareil. Mais une exigence éthique, à renouveler sans cesse, jamais acquise une fois pour toutes.
Je terminerai cette petite contribution ainsi : le bout d’où lire le cas de celui qui s’adresse à l’analyste, ne peut s’isoler qu’à tâtons, par anticipation, en moins bien (si je puis dire) que ne le fera, peut-être (ou pas), l’analysant lui-même. Ce bout parviendra-t-il, un jour, à destination6 ? Personne ne peut le dire à l’avance. C’est une question d’heur7. C’est aussi une question de goût qui ne s’acquiert pas avec l’analyse (même si, parfois, il s’éveille ainsi). Encore faut-il que l’analyste n’en barre pas le chemin par « quelque fin plate8 », écrivait Lacan dans Joyce le sinthome.
Yves-Claude Stavy
[1] Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 596.
[2] Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
[3] dire-secours, affirmait Lacan, cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 11 janvier 1977, inédit.
[4] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 474.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 70.
[6] Ne pas confondre adresse et destination.
[7] Le bon-heur, écrivait Lacan.
[8] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 570.