Dans son texte « La méprise du sujet supposé savoir1 », Lacan rapporte les échanges d’un père avec son fils de quatre ans qui, « en se lovant dans les bras de sa génitrice2 », laquelle semble muette en la circonstance, questionne le père : « Pourquoi tu me regardes ? » Et le père de répondre : « Tu es beau ». C’est par une phrase marquante que l’enfant réplique alors : « Je suis un tricheur de vie ».
Rien n’est donné du contexte de ce dialogue rapporté par le père, mais Lacan est amené à postuler qu’il y a une sorte d’écho entre les positions subjectives de celui-ci et de son fils : une même impasse sur l’Autre, pris ici comme « le lieu où se constitue le je qui parle avec celui qui entend3 ». Voici le commentaire de Lacan : « Et le père n’y reconnaît pas (même de ce que l’enfant dans l’intervalle l’ait feinté d’avoir perdu le goût de soi du jour où il a parlé) l’impasse que lui-même tente sur l’Autre, en jouant du mort.4 »
Même impasse donc entre le fils tricheur de vie et le père qui joue du mort. Mais de quelle impasse s’agit-il ? Et en quoi le mot du fils – tricheur de vie – vient-il interpréter aussi le père ? Pour en faire une lecture, partons du « Tu es beau » proféré par le père : nous pouvons le rapprocher d’un passage du Séminaire VIII, qui souligne la fonction de « mirage du beau comme étant ce qui guide le sujet dans son rapport avec la mort5 ». Or c’est bien cette beauté qui retient l’attention du père, fasciné, captivé narcissiquement par son fils. À ce regard du père, l’enfant semble répliquer : Père, ne vois-tu pas que je triche avec la vie ? Il donne en effet à voir, lové dans les bras de sa mère, combien il aspire à être l’objet du désir de celle-ci, en lieu et place du phallus.
Lacan relierait ainsi l’auto-désignation « tricheur de vie » à ce qu’il appelle une première feinte de l’enfant au moment où il a accédé à la parole : il a perdu le goût de soi, premier signe donc de ce qui fait impasse pour lui (notons au passage que « impasse » est le terme que Lacan emploie également à propos du petit Hans6). Est-ce que cet affect de tristesse est à mettre sur le compte de ce que Lacan considère comme les « ravages exercés par le signifiant7 » ? Nous pouvons en avoir confirmation dans la formule de Jacques-Alain Miller selon laquelle « la structure signifiante, de s’incorporer, dévitalise le corps, lui ôte une part de vie8 ». L’accès au langage demande à l’enfant de faire pièce à cette émergence du réel de la mort : comment nouer le corps et le langage pour préserver le sentiment d’être vivant ?
La feinte du tricheur de vie est alors la trouvaille de cet enfant ; il la soumet à son père en semblant sous-entendre : Et toi, qui es-tu, si je suis un tricheur de vie ? Qu’est-ce qui résonne de l’un à l’autre dans leur rapport au grand Autre, à la vérité et à l’escamotage de la mort ? C’est ce que Lacan pointe dans l’interprétation qu’il propose au père, en réservant sa part à l’inconscient.
Dans le Séminaire XVI9, Lacan reprendra la même vignette clinique, en soulignant que la mise en jeu de la vie est inhérente à l’acte de maîtrise de celui qui cherche sa place dans l’Autre ; cela vaut particulièrement pour l’obsessionnel.
Bernard Jothy
[1] Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 329-339.
[2] Ibid., p. 333.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.- A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 309.
[4] Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, op. cit., p. 333.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 156.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 327.
[7] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, op. cit., p. 366.
[8] Miller J.-A., « L’Autre dans l’Autre », La Cause du désir, n°96, juin 2017, p. 102, disponible sur Cairn.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 384.