Une phrase apparaît à deux reprises dans le cas Dora de Freud. La plus notable est dans la scène essentielle qui marque son entrée dans la maladie : elle a dix-sept ans, se trouve au bord d’un lac, et M. K lui fait une cour pressante. Celle-ci fait partie du désordre du monde dont elle va se plaindre et qui la conduit à Freud. Elle dénoncera un pacte tacite qui fait d’elle une monnaie d’échange : M. K laisse sa femme au père de Dora, et celui-ci laisse sa fille à M. K. Pour justifier sa cour, celui-ci croit bon de dire : « Vous savez que ma femme n’est rien pour moi1 ». Le charme est rompu et son exploit reçoit sa récompense immédiate : « une gifle majeure2 ». La jeune fille laisse le goujat pantois et dénonce le manège libidinal du quatuor. Loin de soutenir l’hypocrisie du père, qui voudrait que sa fille reprenne sa place de complice, Freud reconnaît le point de vue de celle-ci ; il opère une manœuvre du transfert, un « renversement dialectique » : « Regarde, lui dit-il, quelle est ta propre part au désordre dont tu te plains »3.
Cette gifle est un moment de bascule : la phrase de M. K expulse Dora de la fiction qui lui faisait entretenir la relation de Mme K et son père : la jeune fille, identifiée tantôt à son père et tantôt à M. K, voyait dans celle qui n’était pas vraiment sa rivale mais l’objet de sa fascination, l’incarnation de la réponse à sa propre énigme. « La blancheur ravissante de son corps » faisait exister « La femme ». Sa véritable valeur était de représenter pour Dora « le mystère de sa propre féminité ». Pour Freud et Lacan, le mal d’être féminin est que « le problème de sa condition est au fond de s’accepter comme objet du désir de l’homme »4. Dora le pouvait, tant que M. K à qui elle supposait le phallus qui manquait à son père châtré par la maladie et par l’âge, maintenait la croyance dans l’agalma incarné par son épouse. Réduisant celle-ci à « rien », il cesse d’être quoi que ce soit pour la jeune fille.
Lacan tire les conséquences de cette phrase. D’abord, le déclenchement de la névrose de Dora et son désarroi quant à son être sexué. Ensuite, l’origine d’un symptôme conversif transitoire, une névralgie au lieu où elle a giflé M. K. Puis il y voit les motifs d’un passage à l’acte, lorsqu’un parlêtre voit niée sa position désirante et que son rapport au désir est néantisé dans l’effondrement de sa cause. Il note enfin la place du père châtré et le dévouement obstiné de l’hystérique à soutenir ce père aimé, qui est pour elle le signifiant maître. Soulignons l’absence de la mère, pour qui Freud parle cavalièrement de « psychose de la ménagère5 », dans cette partie carrée libidinale. Cette absence est posée d’emblée par le père de Dora quand il sollicite Freud ; pour justifier sa relation à Mme K, il dit : « Nous sommes deux pauvres êtres qui, autant que possible, se consolent par une mutuelle sympathie amicale. Vous savez que ma femme n’est rien pour moi6 ».
Philippe De Georges
[1] Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie. (Dora) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 73.
[2] Lacan J., « Intervention sur le transfert », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 224.
[3] Ibid., p. 219.
[4] Ibid., p. 220-222.
[5] Freud S., op. cit., p. 11.
[6] Ibid., p. 16.