ÉDITORIAL : « Macho man »

Baby, don’t you doubt, my body
Body, talking about my body, body
Baby, checking out my body
[Bébé, ne doute pas, mon corps
Corps, parlant de mon corps, corps
Bébé, regarde mon corps]
Village People, « Macho Man », chanson, 1978

Le Macho man arbore les preuves de la pleine possession de ses moyens virils : « Le pousse-à-l’homme chez l’homme, explique Jacques-Alain Miller, se manifeste dans l’exigence d’être un homme, comme s’il était menacé de ne jamais l’être assez et qu’il fallait alors le prouver. C’est ainsi que l’homme s’épuise dans la démonstration de sa virilité où Freud relève la présence de surcompensations excessives qui témoignent d’une mascarade virile » [1]. Celle-ci est parodiée à merveille par les Village People et leur « Macho Man », en 1978. Ils illustrent que « les signes emphatiques de la virilité […], par l’effet féminisant de l’objet petit a, au fond, prennent le caractère de mascarade » [2].

Quel est le ressort de cet effet féminisant de l’objet a, au cœur de la mascarade masculine ? C’est la mise en jeu de « l’attrape regard » : en exhibant sa virilité, le Macho man veut se situer au centre des regards. La parade virile le conduit ainsi, en souhaitant être celui qui manque à l’autre, à une féminisation : « la féminisation par l’objet petit a, c’est une autre version de la forme érotomaniaque de l’amour » [3], indique J.-A. Miller. Si côté mâle, nous connaissons la forme fétichiste du désir, qui met en jeu un objet prélevé sur l’autre, la figure du Macho man donne un aperçu sur sa forme érotomaniaque. D’un côté l’avoir, de l’autre l’être.

Si le Macho man ou l’Un-homme apparaît ici dans la mascarade, déclinée au masculin, il se situe aussi dans le rapport au phallus. En effet, le dit homme est celui qui prête son corps à soutenir cette « turgescence vitale » « qui se trouve symbolisée » [4] et qui joue sa partie en tant qu’il n’est, précisément, jamais là où on l’attend : « Le phallus est appelé à fonctionner comme instrument de la puissance », dit Lacan. Il ajoute : « Quand nous parlons de puissance dans l’analyse nous le faisons d’une façon qui vacille car c’est toujours à la toute-puissance que nous nous référons, alors que ce n’est pas de ça qu’il s’agit », et il conclut : « Autrement dit, le phallus est présent, il est présent partout où il n’est pas en situation. » [5] Le macho, c’est-à-dire celui qui déploie les signes de sa virilité, chercherait à mettre le phallus en situation, à le convoquer comme permanent et à en faire une image qui ne défaille jamais.

Or, pour l’homme entrant dans la sexuation, il y a un « sacrifice, c’est de ne plus se faire l’Homme », il se « résign[e] à se situer dans l’un entre autres, c’est-à-dire d’entrer dans le tous. […] C’est pourquoi, chaque fois que le sujet, par quelques traits que ce soit, fait exception, il se trouve […] féminisé » [6].

N’est-ce pas à ce paradoxe que tout macho a affaire ? D’un côté, chercher à mettre le phallus « en situation », de l’autre, s’en trouver, à son insu, féminisé ?

Sans doute est-ce l’une des surprises que nous réservent les travaux qui se tiendront lors des 51e journées de l’École de la Cause freudienne, les 20 & 21 novembre 2021, consacrées à « La norme mâle ».

« La norme mâle », 51e journées de l’École de la Cause freudienne, en visioconférence, 20 & 21 novembre 2021, inscriptions et informations sur le blog des journées et sa newsletter LOM : journees.causefreudienne.org.

[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Donc. La logique de la cure », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 29 juin 1994, inédit.

[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 31 mai 2000, inédit.

[3] Ibid.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 355.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 311.

[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 17 décembre 1986, inédit.




« Mâlaise » dans la civilisation

« Le diable est sorti de sa boîte » [1], nous rappelle Jacques-Alain Miller, pointant la difficulté des hommes à se situer face à la féminisation du monde. Ce mouvement s’accompagne d’un durcissement des positions viriles. Car « [l]à où le semblant phallique ne régule plus si bien la jouissance par le symbolique, indique Aurélie Pfauwadel, nous assistons au retour en force dans le réel d’une virilité grimaçante, machiste et belliqueuse, qui s’affiche de façon toujours plus décomplexée » [2]. Sur les réseaux sociaux, la résistance s’organise : la manosphère regroupe des communautés diverses tels les MGTOW – Men Going Their Own Way. En France, les thèses masculinistes étaient peu visibles avant #MeeToo et #BalanceTonPorc, mais elles ont pris de l’ampleur. Dernièrement, le Youtubeur Papacito a fait grand bruit en publiant une vidéo polémique. Coup de pub réussi pour l’influenceur d’extrême droite qui appelle de ses vœux une revirilisation du monde [3].

La « disparition » du viril n’est pourtant pas neuve. Kojève, lisant Françoise Sagan, développe ce thème dès le milieu du XXe siècle [4]. Ce déclin n’est d’ailleurs pas pensable sans celui du père, repéré dès les années 1930 par Lacan. Cette déliquescence n’en finit donc plus, et certains continuent d’écoper désespérément alors que le paquebot sombre… La virilité est cependant en mutation depuis toujours.

En 1969, Lacan s’amuse que la psychanalyse n’ait encore rien formulé sur l’homme, le vir, si ce n’est que « grâce à l’analyse, […] il sait qu’à la fin, il est châtré » [5]. Si la castration vaut pour les deux sexes, elle n’est pas appréhendée de la même manière. Sur le plan imaginaire, cette comparaison « des corps mâle et femelle [fait] que l’homme se pense comme complet tandis que l’autre sexe serait marqué d’une irrémédiable incomplétude » [6]. Pour autant, l’homme est « un être lourd, gêné, embarrassé par l’avoir » [7]. La jouissance phallique est une jouissance du propriétaire. Or, si l’avoir confère à l’homme « une supériorité de propriétaire, [il] implique aussi la peur qu’on le lui dérobe » [8] son bien. L’homme est fondamentalement peureux. Les positions viriles de refus de la féminité semblent liées à l’angoisse de castration, à la peur du vol, rejoignant en cela les vieilles rengaines racistes sur l’étranger qui volerait le pain des autochtones.  

Freud a rencontré un point de butée dans l’analyse des deux sexes, le roc de la castration et son corrélat, le refus de la féminité, qui tendent à infinitiser la cure. Il y a pour les deux sexes une aspiration à la virilité, point que J.-A. Miller a précisé : la virilité est « de l’ordre du fantasme, […] elle repose sur un comblement, par petit a, de la castration fondamentale – marquée (– φ) – de tout être parlant » [9].

Notre époque est fluide. Les grands modèles n’ont plus la même puissance de captation et les idéaux se pluralisent, si bien qu’il est de plus en plus ardu de dire ce qu’est un homme aujourd’hui. L’Homme n’existe pas. Le macho, l’homme qui fait l’homme, celui qui s’y croit, est une figure surannée. Le pousse-à-l’homme des masculinistes de tout poil, cette surcompensation excessive témoignant d’une mascarade virile [10], laisse à penser que l’homme serait le sexe faible, celui sur la défensive, désorienté. Parodiant Lacan, avançons que si « un homme qui se croit roi est fou », un homme qui se croit homme ne le serait pas moins [11]. Cette virilité solide, non de semblant mais de substance, de corps, fait signe d’une certaine folie masculine contemporaine.

La psychanalyse lacanienne permet une sortie de l’impasse virile par la destitution du sujet de son fantasme phallique, ce qui rend possible de « lui faire dire oui à la féminité » [12]. Traverser le fantasme, faire l’expérience du « désêtre » [13], invite le mâle à percevoir la dimension du semblant et à composer avec, sans « aucun cynisme » [14]. Et peut-être est-ce là l’avenir de l’homme : sortir du dur, et composer avec le féminin. Donc messieurs : encore un effort… pour s’inventer en tant qu’homme !

[1] Miller J.-A., « “Lacan disait que les femmes étaient les meilleures psychanalystes. Et aussi les pires” », entretien, Lacan Quotidien, n°205, 11 mai 2012, publication en ligne.

[2] Pfauwadel A., « Virilités plurielles », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 6, disponible sur le site de Cairn.

[3] Macé M. & Plottu P., « L’extrême droite obsédée par sa virilité », Libération, 13 juin 2021, disponible en ligne.

[4] Kojève A., « Le dernier Monde nouveau », Quarto, n°58, décembre 1995, p. 14-17. Et cf. Miller J.-A., « Bonjour sagesse », La Cause du désir, n°95, op. cit., p. 82 et sq., disponible sur le site de Cairn.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 398.

[6] Alberti C., « Argument. La femme n’existe pas », Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP 2022, disponible sur internet.

[7] Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, mai 1997, p. 11.

[8] Ibid., p. 12.

[9] Miller J.- A., « Progrès en psychanalyse assez lents », La Cause du désir, n°78, juin 2011, p. 196, disponible sur le site de Cairn.

[10] Cf. Miller J.- A., « L’orientation lacanienne. Donc. La logique de la cure », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 29 juin 1994, inédit.

[11] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 170.

[12] Miller J.-A., « Progrès en psychanalyse assez lents », op. cit., p. 197.

[13] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 254.

[14] Alberti C., « Où sont les hommes ? Du fantasme à l’heure du déclin de la virilité », L’Hebdo-blog, n°100, 26 mars 2017, publication en ligne.




Le « Tao des machos »*

À la question de ce qui distinguerait la position d’un homme de celle du machiste, m’est revenu en mémoire ce que disait Jacques-Alain Miller dans un entretien sur la question de l’amour paru dans Psychologies Magazine : « On n’aime vraiment qu’à partir d’une position féminine. Aimer féminise. C’est pourquoi l’amour est toujours un peu comique chez un homme. Mais s’il se laisse intimider par le ridicule, c’est qu’en réalité, il n’est pas assuré de sa virilité. » [1]

C’est à la reconnaissance de son manque, et de pouvoir le « donner à l’autre, le placer dans l’autre » [2], que se mesurerait donc la position d’un homme. Le macho serait, au contraire, celui qui, dans son repli narcissique, se montrerait impuissant à aimer, faisant signe d’une virilité non assurée.

Dans cet entretien, J.-A. Miller évoquait la figure du « serial lover » qui sait « sur quels boutons appuyer pour se faire aimer » [3], mais le serial lover, lui, n’avoue pas son manque. Le macho reste rivé à l’idéal de virilité d’une position phallique. Il ne connaît de l’amour « ni le risque, ni les délices » [4]. Autrement dit, le macho méconnaît le passage de sa jouissance au désir par la médiation de l’amour, comme suppléance au rapport sexuel qu’il n’y a pas, et il se met à l’abri du réel de la contingence comme modalité de la rencontre amoureuse où rien n’est écrit d’avance.

Une autre figure du macho a émergé aujourd’hui outre-Atlantique, autrement plus agressive et inquiétante, celle que J.-A. Miller présente dans son texte « Docile au trans » : ce sont « des militants mâles, défenseurs d’une virilité menacée, croient-ils, par les progrès du féminisme. Ils sont regroupés dans le mouvement masculiniste MGTOW, pour Men Going Their Own Way – à peu près : “Des hommes qui suivent leur propre chemin.” […] MGTOW, c’est en quelque sorte le Tao des machos » [5].

L’enseignement de Lacan sur le phallus nous éclaire sur ce mouvement masculiniste qui revendique au grand jour sa haine à l’endroit des femmes. Si, en 1958, Lacan mettait en valeur le versant signifiant du phallus comme vecteur du lien entre les hommes et les femmes autour de ce capitonnage du sens qui le fait sexuel, à partir des années 1970 et la considération du réel de la différence des sexes, le phallus est référé à sa fonction de jouissance, sur le versant de l’Un-tout-seul, qui annule sa fonction de lien social. Le porteur de l’organe mâle se voit alors aphligé de sa jouissance solitaire, autistique, fermé à la sexualité féminine et son altérité radicale, comme l’élabore Lacan dans le Séminaire Encore.

Mais le Tao des machos est-il réservé aux MGTOW ? J.-A. Miller voit poindre dans Le Génie lesbien [6] d’Alice Coffin sa déclinaison genrée « FGTOW » et son évangile pareil au même : « Tu aimeras le même comme toi-même », annonçant une guerre des sexes particulièrement cinglante, une guerre « à balles réelles » qui reflète « la montée irrésistible, dans l’époque, du désir de ségrégation » [7].

Dans son « Introduction de Scilicet », en 1968, Lacan évoquait « le trait sauvage des expédients » dont se parerait le réel de la différence des sexes, et la probabilité que « la sauvagerie s’en accroisse chaque jour à mesure du reniement de cette révélation » [8].

Autre serait le Tao des amants, éclairé par le réel du non-rapport « [d]’où notre dignité prend son relais, voire sa relève » [9]. À la fin de son entretien, J.-A. Miller situe l’amour comme ce « labyrinthe de malentendus dont la sortie n’existe pas » et qui conduit les amoureux « à apprendre indéfiniment la langue de l’autre » [10].

[*] Miller J.-A., « Docile aux trans », Lacan Quotidien, n°928, 25 avril 2021, publication en ligne.

[1] Miller J.-A., « On aime celui qui répond à notre question : “Qui suis-je ?” », entretien, Psychologies Magazine, n°278, octobre 2008, disponible sur internet.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Miller J.-A., « Docile aux trans », op. cit.

[6] Coffin A., Le Génie lesbien, Paris, Grasset, 2020.

[7] Miller J.-A., « Docile aux trans », op. cit.

[8] Lacan J., « Introduction de Scilicet au titre de la revue de l’École freudienne de Paris », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 283 & 284.

[9] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 514.

[10] Miller J.-A., « On aime celui qui répond à notre question : “Qui suis-je ?” », op. cit.




Un os, des hommes

Un Witz

« Quoi de neuf ? » demande l’amie de fac surprise de tomber sur sa camarade de promo au bras d’un amant canonique. « Que du vieux ! » répond sa jeune collègue. Ce Witz signe à la fois la reconnaissance et le contournement que la jeune femme opère vis-à-vis de son couple aux teints paternalistes. La « valeur du message […] gît dans sa différence d’avec le code » [1]. La jeune femme passe un message, avec un certain « scandale de l’énonciation » [2].

Un stéréotype : le macho

Le machiste, ou macho, selon Le Petit Robert, est un « Homme qui a une conscience exacerbée de sa supériorité virile, et qui prône la suprématie du mâle ». La psychanalyse sait lire, dans cette brève définition, et l’identification, imaginaire, à un idéal de son sexe et la revendication d’un universalisme – un pour tout x –, censé résorber le trou du non-rapport sexuel. Un vrai machiste serait celui qui « réussit » à incarner ce stéréotype sans éprouver de division subjective. Le plus souvent, ce sont de paradoxaux « géants timorés » pour qui il s’agit de « la fuite d’un mâle (non analysé) vers les abris de sa norme » [3], soit d’un recours à la fonction phallique d’où l’homme prend son inscription comme tout [4]. Ainsi, tel homme peut avoir le fantasme de faire jouir une femme à distance, un autre de penser que « toutes les femmes sont des pondeuses », ou des…

Un os

Dans L’Os d’une cure, J.-A. Miller indique un autre chemin, car il y a des « structures signifiantes du corps, côté mâle et côté féminin » [5]. Côté homme, il précise : « Je dis que la structure du tout x détermine nécessairement le partenaire-symptôme de l’homme à partir de a » [6], ce qui implique la forme fétichiste qui l’assigne à son fantasme, où il s’éclipse. Il constate via la passe, « les hommes ont d’abord à résoudre la question du fantasme » [7]. En effet, c’est l’analyse qui permet de dégager la position d’un homme de celle du machiste, voire d’une femme lorsqu’elle s’inscrit sous la bannière de pour tout x dont dépend la misandrie.

Des fantasmes

« [S]’il n’est pas de virilité que la castration ne consacre » [8], il reste, dit Lacan, « le texte même dont se formulent les symptômes des grandes névroses, des deux qui, à prendre au sérieux le normal, nous disent que c’est plutôt norme mâle » [9], comme l’illustre Esthela Solano-Suárez à partir de deux cas commentés par Lacan. « Le texte de son symptôme, observe E. Solano-Suárez, à propos du cas d’hystérie masculine, dit que Toute femme est une pondeuse, vérité menteuse donnant consistance à l’universel de La femme qui n’existe pas. » Elle ponctue : « Dans ces conditions la norme mâle énoncée dans le texte de son symptôme se laisse lire comme étant la fiction qui permet de “pourtouter” le réel du sexe, lequel à se supporter de pastoute est en revanche l’Hétéros “qui ne peut s’étancher d’univers”. » [10].

Le second cas est celui d’une femme obsessionnelle [11]dont E. Solano-Suárez saisit la misandrie par le texte même de son symptôme : « Tout homme est doté d’organes mâles, le Christ, Fils incarné est un homme, donc l’hostie où son corps présent a des organes mâles ». Ce que E. Solano-Suárez commente ainsi : « Nous pouvons alors considérer que selon le texte de son symptôme, d’une main elle s’attaque à l’homme tandis que, de l’autre elle soutient la norme mâle ».

Des hommes

Dans son exposé intitulé « Dégonfler la norme », Patrick Monribot demande « quelle logique vise à décompléter la norme mâle ? » Il aborde le fantasme où se joue la fonction phallique et l’objet a, à partir du leurre de « la jouissance de propriétaire » [12], développé par J.-A. Miller, qui suppose que sa jouissance à elle serait symétrique à celle de l’homme. La jouissance de l’idiot, de l’organe, masturbatoire, dans une dépendance exacerbée au fantasme ne fait pas tout face à la dissymétrie des jouissances dans un couple. Cependant, à ce problème universel, P. Monribot trace une solution singulière, la sienne, travaillée jusqu’à l’os dans sa cure. Dénudant « la structure de l’appareil de la jouissance » [13] côté homme via la traversée du fantasme, c’est la problématique du partenaire-sinthome qui surgit. À la place la question du lien à l’autre dans sa différence, une ouverture vers l’amour a lieu : « [Un homme] peut-il contribuer à un lien sinthomatique ? » De l’universel des hommes, qui vise à faire exister La femme, choit un homme avec une femme. C’est en laissant derrière lui ses prétentions de propriétaire que, dans l’amour, un homme accepte d’affronter l’originalité de la position féminine et de sa jouissance Autre « qui ne la fait pas toute à lui » [14]. Il n’y a pas de chemin universel – et ce, ni dans les fantasmes, ni dans leurs traversées. Il y a des hommes, comme il y a des Witz.

 

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 24. Et cf. Miller J.-A., « Séminaire sur “Les Formations de l’inconscient” », Ornicar ? digital, publication en ligne.

[2] Ibid., p. 28.

[3] Monribot P., « Dégonfler la norme », intervention lors des « Nocturnes des J51. Couleurs d’hommes », 19 mai 2021, inédit.

[4] En référence à : Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 74.

[5] Miller J.-A., L’Os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 76.

[6] Ibid., p. 76-77.

[7] Ibid., p. 77.

[8] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.

[9] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 479.

[10] Solano-Suárez E., intervention lors des « Nocturnes des J51. Couleurs d’hommes », op. cit., citant Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 467.

[11] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 449-496, et Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 290-303 & sq.

[12] Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, n°36, mai 1997, p. 12.

[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 54.

[14] Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 466.




« Backlash »

Le machisme fait retour dans la civilisation comme une conséquence de l’extension de la jouissance féminine rendue « toute » dans le pousse-à-jouir contemporain. C’est une conséquence, en quelque sorte, de la recherche d’absolutisation de la jouissance pas toute, et qui, depuis des décennies, a tendance à se généraliser comme un effet de la déliquiscence de l’ordre symbolique et du déclin du Nom-du-Père, voire de sa disparition dans le social. Cela a impacté le machisme en le réduisant à son pur statut de semblant, et même à sa parodie, pour parler comme Judith Butler, de manière dissociée de la position masculine que le tableau de la sexuation [1] formalisait lorsque le Père tenait sa place d’exception. Bien entendu, cette position impliquait aussi une imposture, comme Lacan l’indiquait. Il n’empêche qu’elle permettait à une femme, à certaines occasions, de trouver une borne à ce qui pouvait l’ouvrir à l’illimité d’une jouissance déconnectée du bord phallique. Désormais, les hommes se trouvent du même côté de l’illimité de la jouissance féminine, à condition d’avoir été analysés, ce qui rend plus difficiles les choses pour les deux sexes.

Jacques-Alain Miller a abordé les conséquences de cette évaporation du Père dans sa formidable lecture [2] du texte de Kojève « Le dernier Monde nouveau » [3], où Kojève ironisait déjà sur la barbe de Hemingway et la robe de chambre du père dans le roman de Françoise Sagan, Bonjour Tristesse. Il y voyait les derniers cris d’agonie d’un homme disparaissant depuis Sade, Napoléon et Brummel. J.-A. Miller avait alors pointé le « tous pareils » de la démocratie [4], une fois qu’on oblitère la partie consacrée à la fonction paternelle dans les formules de la sexuation d’Encore. Ce « tous pareils » assigne les hommes à un statut similaire à celui des femmes quant à cette jouissance où la différence est rabattue du côté de la recherche de l’égalité. Démocratisation qu’on ne peut que soutenir pour ses principes, mais qui montre une autre face, bien moins sympathique, quand elle opère une ségrégation des jouissances. La diversité sexuelle ne tolère pas forcément toutes les formes de jouissance et, surtout, elle impose aux hommes machistes une protestation à cette extension de la féminisation du monde.

Il arrive que le machisme prenne aussi des formes violentes où des hommes s’attaquent au corps même d’une femme – ce que le féminisme de quatrième génération dénonce depuis quelques années. C’est ce corps qui, de n’être pas aphligé par l’organe, s’ouvre à une jouissance méconnue et angoissante pour ces hommes violents. La haine, qui habite ces positions, rend compte d’une absence de distance des mâles en question d’avec leur propre jouissance qui fait retour à partir du corps de l’Autre sous la forme d’une jouissance pour eux menaçante. C’est une « protestation virile » qui s’attache à la jouissance phallique comme un pur semblant et qui en fait une occurrence particulière de la jouissance féminine rendue toute.

Les Incels (involuntary celibates), par exemple, ces célibataires de l’Autre sexe haïssent non seulement le féminin, mais aussi les hommes qui arrivent à séduire des femmes. Un autre mouvement néo-macho trouve à s’incarner dans les Angry white men qui protestent contre la perte de l’hégémonie des hommes blancs et qui ont voté massivement pour Trump en 2017. Ils ont vu, dans la victoire de Trump, une revanche et un progrès pour la cause masculine contre le président anti-macho Barack Obama. Ils s’érigent contre la parité dans les salaires défendue par les candidats démocrates, et plus largement contre la perte de l’hégémonie des hommes.

Si les êtres dits hommes sont désormais soumis aux impératifs du surmoi qui pousse à embrasser une jouissance sans bornes ou, à l’opposé, à protester contre cette position dans des halètements haineux, il reste aux hommes, un par un, la possibilité de s’affranchir de ces impératifs en inventant une façon de faire avec le signifiant phallique, sans trop faire consister une imposture qui risquerait de tourner au comique et qui, dans tous les cas, ne sera que du semblant.

[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 73.

[2] Miller J.-A., « Bonjour sagesse », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 80-93, disponible sur le site de Cairn.

[3] Kojève A., « Le dernier Monde nouveau », Quarto, n°58, décembre 1995, p. 14-17.

[4] Cf. Miller J.-A., « Bonjour sagesse », op. cit., p. 84.




Marcius « re-n’hommé » Coriolan

L’étymologie de vir indique l’indoeuropéen Wiros – à la fois homme et maître – dont la déformation, en conservant les deux versants, donne le fer irlandais. Les deux acceptions s’unissent dans le world de l’ancien anglais désignant le « monde établi ». Elles s’entrechoquent dans le warewolf qui signifie « loup-garou ». L’homme inhumain sème le désordre et dévore les humains.

Dans sa pièce Coriolan [1], Shakespeare met en lumière, du fait de son lien à sa mère, l’impasse de son héros à devenir homme et responsable politique. Par un maternel « nommé à » [2], être un guerrier trompe-la-mort, le fils, Marcius, se fige dans un espace hors d’un nouage des Noms-du-Père. La fixation le met en impasse quant à, dit le dramaturge, « se créer » homme et sénateur.

Jouant des équivoques du langage, Shakespeare montre le lien intime entre ces deux impasses, et il éclaire de façon inattendue les propos de Lacan : « l’inconscient c’est la politique […] ce qui lie les hommes entre eux, et ce qui les oppose est précisément à motiver de ce dont nous essayons pour l’instant d’articuler la logique. Car c’est faute de cette articulation logique que ces glissements peuvent se produire » [3]. Ici, quel est le glissement ? Marcius, suppléant une non-castration nouée en R. S. I. par sa fixation au « nommé à », n’est pas homme habitant les semblants et il sera éliminé tel un loup-garou par le peuple qui attend d’être gouverné.

Dans la Rome antique, Marcius, fixé au désir maternel lui faisant courir le risque d’une mort certaine, bien que glorieuse, n’a qu’une alternative. Celle de n’être, pour elle, pas plus « vivant qu’un portrait pendu au mur » [4]. Autrement dit, le choix est la mort biologique glorieuse ou la mort par la réduction à l’inanimé de son vivant. Marcius choisit le nommé à glorieux. Il s’empare de la ville de Corioles, capitale du peuple des Volsques qui s’infiltrait alors dans une Rome à la République nouvelle et en difficulté. Plutarque [5] remarque que la sur-nomination « Coriolan » qui lui est alors attribuée, le met dans la position d’être sollicité pour devenir consul, mais de ne pouvoir condescendre à demander à l’être à une plèbe qu’il méprise et dont il ne peut accepter de dépendre pour sa nomination. Les semblants de la langue ne sont, dit-il, que « comédie » ne masquant pas le fait qu’il est « néant » [6].

Shakespeare joue avec le langage pour montrer que ce lien avec le nommé à maternel n’est « pas un vice », mais un choix du sujet face à « un étau » à supporter dans le lien à sa mère – soulignons que dans la scène d’exposition, l’équivoque de vice en anglais désignant aussi l’étau. Shakespeare trouve pour Coriolan les mots qui disent sa nécessité et pour ses auditeurs leur insupportable. On lui prête des intentions politiques de tyrannie.

Rien n’indique dans la pièce que ce soit son dessein et tout fait penser que cela serait inévitable. Il est assez tyran avec lui-même pour n’avoir d’autres perspectives politiques que le rejet de toute entreprise qui diviserait l’état comme elle pourrait viser sa propre et monolithique constitution personnelle. Ses actes l’ont réalisé, il se dit « être né de lui-même ». Il n’a pas à implorer que la foule reconnaisse sa valeur qui le lie, sans tiers, à lui-même.

Ses propos entraînent son bannissement. Il trahit alors Rome pour l’attaquer avec son autre lui-même, haï et aimé, qu’est le chef des Volsques. Sa mère n’empêche la chose qu’en s’agenouillant devant son fils, geste inconcevable à Rome, mais qui fait dire à Coriolan que les dieux abaissent leur regard, que sa mère « rend possible ce qui ne peut être ». À quelle place la situe-t-il ? Bien que marié à une femme assurant sa descendance, il vit chez sa mère. Et bien que pressenti consul, il lui demande de « cesser de le gronder » [7] avant d’acquiescer à son objurgation : suivant l’injonction maternelle, il conclut une paix avec son autre lui-même volsque. La chute du regard permet, pendant un moment, une pacification subjective. Mais, n’étant qu’un traître pour Rome comme pour les Volsques, la surnomination par l’appellation Coriolan ne peut tenir. La suppléance n’est plus, le nœud du sujet Marcius se défait. Il l’éprouve immédiatement en ajoutant que « ce succès maternel [lui] sera périlleux, s’il n’est pas mortel » [8]. Shakespeare, à la suite de Plutarque, fait périr Marcius sous le coup des Volsques. Pour Tite-Live, il meurt de chagrin en exil, et pour Cicéron, il se suicide.

Shakespeare souligne les contours qui précipitent le réel : la mère de Marcius lui interprète qu’il ne sait pas user des semblants et qu’elle l’attend justement là, dans la création « d’un rôle qu’il n’a pas su encore tenir » [9]. L’effet ne sera que de booster un peu plus la férocité du surmoi.

Du nommé à, Shakespeare montre, quelle que soit l’époque, la structure en jeu dans le nommé a. Il met en scène, dans son délitement, ses effets plus propices à la précipitation du warewolf qu’à l’invention du vir, qui, elle, « se fait par le défilé de la castration » [10].

[1] Shakespeare W., Coriolan, Wentworth Press, 2018.

[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon 9 avril 1974, inédit.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 10 mai 1967, inédit.

[4] Shakespeare W., Coriolan, op. cit., acte I, scène 3.

[5] Plutarque, Les Vies parallèles. Alcibiade – Coriolan, Paris, Les Belles Lettres, Poche, 1999.

[6] Shakespeare W., Coriolan, op. cit., acte II, scène 2.

[7] Ibid., acte III, scene 2.

[8] Ibid., acte V, scene 3.

[9] Ibid., acte III scène 2.

[10] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 17 juin 1992, inédit.




L’enfant qui ne marchait pas

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De l’œil au regard : le mime d’une perte

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Parlêtremère

Que dire de ces dernières Journées de l’École de la Cause freudienne? Qu’elles ont été une vraie réussite ? En effet, ça a été le cas. La présence de plus de trois mille personnes inscrites en témoigne. Qu’elles ont été stimulantes ? Oui, ça va sans dire. Traiter un argument, qui aurait pu se loger dans le déjà-tout-dit analytique sur la bonne ou mauvaise mère ou bien plonger dans la platitude de la pensée passe-partout béatifiant la mère à tout prix, a montré quelles ressources a su mettre en œuvre une vaste équipe qui avait son point pivot dans une femme discrète mais décidée, je parle de Christiane Alberti.

Je ne ferai pas le tour de ces Journées : primo, parce que c’est impossible. Impossible de suivre toutes les variations qui ont été déclinées dans les 264 interventions au programme dans la journée du samedi. Pourtant, les douze que j’ai pu entendre m’ont appris beaucoup sur la mère, la femme dans la mère, la mère en tant que femme, sur leur rapport à l’homme et aux enfants. Deuxièmement parce que, pour le dimanche, en faire le tour demanderait bien plus que ces petit mots. Je ne parle pas uniquement du large enseignement que nous ont apporté nos Analystes de l’École dans leurs interventions, mais aussi de ces séquences de théâtre et de cinéma qui ont révélé comment on peut animer un public pas toujours très averti, et proposer des thèmes qui arrivent à toucher et à enseigner aussi les analystes eux-mêmes.

Je regrette, pourtant, de n’avoir eu le bonheur d’entendre, dans ces Journées, la voix de Jacques-Alain Miller, cette voix si importante pour le chemin à suivre dans notre champ, qui est le Champ freudien.




La fête des mères

Fourmillement : flash codes, pas ceux des trois mille qui se hâtent d’en être – de la party – pleine de surprises, celles des 44es Journées : « Être mère – Fantasmes de maternité en psychanalyse ». Non, nous n’entrions pas dans Motherland, mais nous allions entendre qu’être mère n’a de syntagmatique que le nom.

Étonnement : éclats de ce « segment holophrastique » selon les mots de Patricia Bosquin-Caroz, réfractés par des écritures, mieux, par des fragments d’écritures – psychanalyses-littératures-cinémas-théâtres –, incises palpitantes toujours au pluriel.

Allégresse : mère et maternité sont choses de finesse, ça se raconte, ça se fictionnalise, ça s’écrit car « c’est une par une qu’elles s’exposent seules dans leur genre » dit Christiane Alberti. Bouts de langues et corps de mères ainsi que mille et une autres qui bruissent ce samedi-là dans les salles et amphithéâtres. Vouloir être, ici : Entre refus inconscient et consentement, et là : Mère en fille ; tout contre et très contre, mais pourquoi se priver pour autant d’entendre les analystes de Ciel ! Se pourrait-il que les mères soient des femmes !

Enthousiasmant, avec une dose d’en theos sans doute et une pointe de transport pour la grâce du cinéma de Christophe Honoré qui développa pour nous un drôle de répartitoire d’actrices en mère sans oublier l’intensité de la mise en scène de la déchirure mise à nu des mères de Madame Klein ou de La Mouette.

Réjouissant, l’idiolecte des ae, mots tour à tour savoureux, émouvants, comiques, ceux d’un « Kinder en surprise », d’un « Rouge Baiser » ou d’une « mère agitée », touches précieuses d’un témoignage sur l’être mère qui en détachent les ressorts pour faire tinter le recel de jouissance.

Bref, ces journées hors-normes ont provoqué ce que Jean-Claude Ameisen qualifierait volontiers de discontinuité, discontinuité qui dynamite la routine d’un « je n’en veux rien savoir » de l’être mère, de la maternité et relance le désir pour la psychanalyse.

Oui, c’était une fête… La fête des mères !