L’étymologie de vir indique l’indoeuropéen Wiros – à la fois homme et maître – dont la déformation, en conservant les deux versants, donne le fer irlandais. Les deux acceptions s’unissent dans le world de l’ancien anglais désignant le « monde établi ». Elles s’entrechoquent dans le warewolf qui signifie « loup-garou ». L’homme inhumain sème le désordre et dévore les humains.
Dans sa pièce Coriolan [1], Shakespeare met en lumière, du fait de son lien à sa mère, l’impasse de son héros à devenir homme et responsable politique. Par un maternel « nommé à » [2], être un guerrier trompe-la-mort, le fils, Marcius, se fige dans un espace hors d’un nouage des Noms-du-Père. La fixation le met en impasse quant à, dit le dramaturge, « se créer » homme et sénateur.
Jouant des équivoques du langage, Shakespeare montre le lien intime entre ces deux impasses, et il éclaire de façon inattendue les propos de Lacan : « l’inconscient c’est la politique […] ce qui lie les hommes entre eux, et ce qui les oppose est précisément à motiver de ce dont nous essayons pour l’instant d’articuler la logique. Car c’est faute de cette articulation logique que ces glissements peuvent se produire » [3]. Ici, quel est le glissement ? Marcius, suppléant une non-castration nouée en R. S. I. par sa fixation au « nommé à », n’est pas homme habitant les semblants et il sera éliminé tel un loup-garou par le peuple qui attend d’être gouverné.
Dans la Rome antique, Marcius, fixé au désir maternel lui faisant courir le risque d’une mort certaine, bien que glorieuse, n’a qu’une alternative. Celle de n’être, pour elle, pas plus « vivant qu’un portrait pendu au mur » [4]. Autrement dit, le choix est la mort biologique glorieuse ou la mort par la réduction à l’inanimé de son vivant. Marcius choisit le nommé à glorieux. Il s’empare de la ville de Corioles, capitale du peuple des Volsques qui s’infiltrait alors dans une Rome à la République nouvelle et en difficulté. Plutarque [5] remarque que la sur-nomination « Coriolan » qui lui est alors attribuée, le met dans la position d’être sollicité pour devenir consul, mais de ne pouvoir condescendre à demander à l’être à une plèbe qu’il méprise et dont il ne peut accepter de dépendre pour sa nomination. Les semblants de la langue ne sont, dit-il, que « comédie » ne masquant pas le fait qu’il est « néant » [6].
Shakespeare joue avec le langage pour montrer que ce lien avec le nommé à maternel n’est « pas un vice », mais un choix du sujet face à « un étau » à supporter dans le lien à sa mère – soulignons que dans la scène d’exposition, l’équivoque de vice en anglais désignant aussi l’étau. Shakespeare trouve pour Coriolan les mots qui disent sa nécessité et pour ses auditeurs leur insupportable. On lui prête des intentions politiques de tyrannie.
Rien n’indique dans la pièce que ce soit son dessein et tout fait penser que cela serait inévitable. Il est assez tyran avec lui-même pour n’avoir d’autres perspectives politiques que le rejet de toute entreprise qui diviserait l’état comme elle pourrait viser sa propre et monolithique constitution personnelle. Ses actes l’ont réalisé, il se dit « être né de lui-même ». Il n’a pas à implorer que la foule reconnaisse sa valeur qui le lie, sans tiers, à lui-même.
Ses propos entraînent son bannissement. Il trahit alors Rome pour l’attaquer avec son autre lui-même, haï et aimé, qu’est le chef des Volsques. Sa mère n’empêche la chose qu’en s’agenouillant devant son fils, geste inconcevable à Rome, mais qui fait dire à Coriolan que les dieux abaissent leur regard, que sa mère « rend possible ce qui ne peut être ». À quelle place la situe-t-il ? Bien que marié à une femme assurant sa descendance, il vit chez sa mère. Et bien que pressenti consul, il lui demande de « cesser de le gronder » [7] avant d’acquiescer à son objurgation : suivant l’injonction maternelle, il conclut une paix avec son autre lui-même volsque. La chute du regard permet, pendant un moment, une pacification subjective. Mais, n’étant qu’un traître pour Rome comme pour les Volsques, la surnomination par l’appellation Coriolan ne peut tenir. La suppléance n’est plus, le nœud du sujet Marcius se défait. Il l’éprouve immédiatement en ajoutant que « ce succès maternel [lui] sera périlleux, s’il n’est pas mortel » [8]. Shakespeare, à la suite de Plutarque, fait périr Marcius sous le coup des Volsques. Pour Tite-Live, il meurt de chagrin en exil, et pour Cicéron, il se suicide.
Shakespeare souligne les contours qui précipitent le réel : la mère de Marcius lui interprète qu’il ne sait pas user des semblants et qu’elle l’attend justement là, dans la création « d’un rôle qu’il n’a pas su encore tenir » [9]. L’effet ne sera que de booster un peu plus la férocité du surmoi.
Du nommé à, Shakespeare montre, quelle que soit l’époque, la structure en jeu dans le nommé a. Il met en scène, dans son délitement, ses effets plus propices à la précipitation du warewolf qu’à l’invention du vir, qui, elle, « se fait par le défilé de la castration » [10].
[1] Shakespeare W., Coriolan, Wentworth Press, 2018.
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon 9 avril 1974, inédit.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 10 mai 1967, inédit.
[4] Shakespeare W., Coriolan, op. cit., acte I, scène 3.
[5] Plutarque, Les Vies parallèles. Alcibiade – Coriolan, Paris, Les Belles Lettres, Poche, 1999.
[6] Shakespeare W., Coriolan, op. cit., acte II, scène 2.
[7] Ibid., acte III, scene 2.
[8] Ibid., acte V, scene 3.
[9] Ibid., acte III scène 2.
[10] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 17 juin 1992, inédit.