Freud écrit Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient [1] en 1905, quelques années après L’Interprétation du rêve [2]. Le travail du mot d’esprit est mis en continuité avec celui du rêve, mais ce qui les rassemble au-delà est la question de ce qu’ils satisfont. C’est la question de Freud tout au long de son ouvrage, : quel est le ressort de la satisfaction, du rire que produit le Witz ?
Freud en vient très vite à ce qui se satisfait de la pulsion, notamment dans les mots d’esprit tendancieux. Il constate, par exemple, que là où la pulsion sexuelle est empêchée, là où la marque de la castration se fait sentir, le Witz met en fonction le regard qu’il présente comme une pulsion partielle. La satisfaction de l’objet regard se substitue à la castration venant ainsi illustrer l’écriture du mathème a / – ϕ.
Nous pouvons en déduire que le jeu avec la langue permet une satisfaction pulsionnelle détournée. Freud présente très finement un mécanisme du mot d’esprit à double détente : le jeu avec la langue produit une satisfaction tout en servant d’alibi pour laisser passer une autre satisfaction, celle de la pulsion, en stoemelings [5] comme diraient les Bruxellois. Ainsi le Witz se met aussi bien au service de la pulsion que du refoulement. Il procure une satisfaction pulsionnelle de substitution.
C’est aussi la définition que donnera, plus tard, Freud du symptôme. La différence notable réside en ce que le mot d’esprit – même si on peut répéter celui qu’on a entendu – ne surgit qu’une fois, alors que c’est la répétition qui caractérise le symptôme. La satisfaction en jeu n’est d’ailleurs pas la même : si celle du Witz répond au principe de plaisir, la satisfaction du symptôme va au-delà dudit principe pour confiner à la pulsion de mort.
Cela renvoie à deux statuts de l’inconscient que Lacan différencie dans son Séminaire XI [6]. Il distingue, parmi les quatre concepts fondamentaux, l’inconscient et la répétition. Il situe la répétition du côté de l’automaton, du programme inconscient écrit qui impose sa loi dans la répétition même. Par contre, « dans le rêve, l’acte manqué, le mot d’esprit, [ce qui frappe dit Lacan] c’est le mode d’achoppement sous lequel ils apparaissent » [7]. Nous sommes là plutôt du côté de la tuché. Lacan met ici l’accent d’une part sur la coupure de la chaîne signifiante, la discontinuité, et d’autre part sur la surprise, la trouvaille. Il est frappant de lire qu’il articule déjà dans le Séminaire XI l’inconscient à un réel. C’est dans la béance de la coupure entre S1 et S2 qu’il le situe, « rien d’irréel, ni de dé-réel, mais de non-réalisé » [8].
Dans son ultime texte, la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » [9], appelé aussi « L’esp d’un laps » [10] par J.-A. Miller, Lacan revient sur ces questions. La première phrase a déjà été maintes fois commentée : « Quand l’esp d’un laps, soit […] l’espace d’un lapsus [on peut dire aussi un mot d’esprit ou toute autre formation de l’inconscient], n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient ». Il ajoute : « On le sait, soi. » [11] Lacan rapporte cet inconscient au réel, mais peut-être d’une façon différente par rapport au Séminaire XI. Il n’évoque plus la coupure entre deux signifiants, mais le signifiant tout seul, S1, dans son moment de surgissement, avant qu’il ne se rapporte à un second signifiant, avant qu’il ne s’articule dans un savoir.
Un lapsus, un mot d’esprit, ou un rêve qui n’a plus aucune portée de sens ou d’interprétation oriente vers la fin de l’analyse. Il se peut – c’est surprise, rencontre, tuché, contingence – qu’au moment même où surgit une formation de l’inconscient, elle n’a pour l’analysant plus nécessité de s’interpréter du côté du sens. Le « On le sait, soi » indique qu’il s’agit alors d’un bout de lalangue, qui s’accompagne d’une satisfaction liée à la certitude que ça y est, que c’est ça, que c’est fini, qu’il ne s’agit plus d’en rajouter. Et le « soi » précise d’ailleurs bien qu’il s’agit d’un savoir qui n’est plus articulé à l’Autre. C’est ainsi que la fin de l’analyse peut avoir la structure d’un mot d’esprit.
Ce qui est remarquable, c’est que Lacan réfère cet inconscient réel à Freud, « théoricien incontestable de l’inconscient (qui n’est ce qu’on croit, je dis : l’inconscient, soit réel, qu’à m’en croire) » [12]. Le dernier Lacan fait ainsi retour au premier Freud.
[1] Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988.
[2] Freud S., L’Interprétation du rêve, Paris, Seuil, 2010.
[3] Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, op. cit., p. 227.
[4] Ibid., p. 235.
[5] « En stoemelings » est une expression empruntée au néerlandais qui signifie « en douce, en cachette ».
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973.
[7] Ibid., p. 27.
[8] Ibid., p. 26.
[9] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571-573.
[10] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, inédit.
[11] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », op. cit., p. 571.
[12] Ibid.