
Belvédère
Comment interpréter Lacan lorsque nous sommes confrontés à deux thèses qui se contredisent ? Jacques-Alain Miller nous livre sa méthode, exemple à l’appui [1].
En 1960, Lacan affirme que « la jouissance est interdite à qui parle comme tel » [2]. Mais dans son Séminaire XX, Encore, il soutiendra que « l’inconscient, ce n’est pas que l’être pense, […] l’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et […] ne veuille rien en savoir de plus » [3]. Comment Lacan passe-t-il de la première thèse à la seconde ?
Pour répondre à ces questions, J.-A. Miller commence par fixer la position à partir de laquelle il va considérer l’expérience analytique. Il choisit la préface que Lacan a donnée en 1973 à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits [4]. C’est ce point que J.-A. Miller nomme un « belvédère », c’est-à-dire un lieu grâce auquel il va « organiser le paysage » [5] pour s’enseigner de ce que Lacan nous apprend lorsqu’il tend cet arc de « Subversion du sujet… » jusqu’à Encore.
Un belvédère sert « à considérer alentour la situation : d’où vient Lacan ? où il va ? où nous en sommes ? […] D’où vient Lacan par rapport à ce point et où il s’en va ? » [6]
On découvre alors ce qui s’apercevait déjà au temps du Séminaire III, à savoir une révélation du type de lien au sein du couple signifiant/signifié, et qui laissait déjà présager le thème de la fuite du sens [7].
Ce petit exemple suffit à nous rendre attentif à la fonction du belvédère au principe de notre compréhension rétrospective (et prospective) de l’orientation lacanienne. Le choix du moment « belvédère », lui, est tributaire de l’attention du lecteur qui relève (ou non) une affirmation contredisant une thèse antérieure.
Que fait J.-A. Miller ? Il lit « Lacan contre Lacan, ça veut dire contre le Lacan du rapport de Rome, de “L’instance de la lettre”, ou au moins à côté de lui, et je le lis en revanche avec notre Lacan, le Lacan qui opère le virage que j’ai dit avec son Séminaire Encore, et, au-delà, avec ce qui est indexé des lettres R.S.I. » [8].
J.-A. Miller relève, avec Lacan, que « le langage n’est pas l’être parlant » [9]. Voilà une disjonction radicalement posée, qui « prend à revers l’ensemble de cet enseignement » [10]. C’est armé de cette thèse que J.-A. Miller va parcourir les étapes de l’enseignement de Lacan : « L’instance de la lettre » de 1957, « La signification du phallus » de 1958, « Subversion du sujet » de 1960, et enfin « Position de l’inconscient » de 1960. Cette relecture fait apparaître l’effort constant de Lacan pour tenter de réduire cette disjonction et de « ramener l’être parlant au langage » [11], jusqu’au renversement qu’il effectue dans le Séminaire Encore.
J.-A. Miller en arrive à la formule suivante : $ ≠ corps vivant. Ce qui signifie : le sujet du signifiant n’est pas le corps vivant.
Il ne s’agit pas de nier le fait que Lacan ait été amené « à formuler des propositions évidemment contradictoires en fonction du moment de son élaboration » [12]. L’orientation que nous donne J.-A. Miller vise à reconstituer « la problématique d’ensemble qui peut conduire Lacan à dire ceci ou cela » [13]. Pour ce faire, il faut identifier les difficultés avec lesquelles Lacan est aux prises relativement à sa thèse de départ, qu’il a repérée comme caractérisant tel moment de son élaboration. Le processus d’élaboration de Lacan livre son intelligence dès lors que l’on saisit les « difficultés qu’il s’efforce de résoudre, […] par des formules dont il accumule des témoignages de vraisemblance. Les solutions qu’il amène au cours de son enseignement déplacent les lignes et se trouvent reportées à d’autres difficultés. […] C’est ça qui m’intéresse, dit J.-A Miller : le type de problèmes qui surgit quand il est aux prises avec la tâche de rendre compte de l’expérience analytique à partir de ce qu’il appelle le sens de l’œuvre de Freud » [14].
[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 29 novembre 1995, inédit.
[2] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 821.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 95.
[4] Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, op. cit., p. 553-559. J.-A. Miller donne cette référence dans son cours du 29 novembre 1995.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », op. cit., cours du 29 novembre 1995.
[6] Ibid.
[7] Cf. ibid. J.-A. Miller se réfère à la séance du 6 juin 1956 du Séminaire III (Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 293-306).
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », op. cit., cours du 10 avril 1996.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 10., cité par J.-A. Miller, in « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », op. cit., cours du 28 février 1996.
[10] Miller J.-A. : « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », op. cit., cours du 28 février 1996.
[11] Ibid.
[12] Ibid., cours du 3 avril 1996.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
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