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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 210

À la lettre

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« L’interprétation […] n’est pas interprétation de sens, mais jeu sur l’équivoque » [1].
(Jacques Lacan, « La Troisième »)

L’enseignement de Lacan n’est pas Un. Jacques-Alain Miller l’a réparti en trois : l’enseignement inaugural, l’enseignement classique et le dernier enseignement. Dans chacun de ces temps d’enseignements, la conception de l’interprétation varie chez Lacan, parce qu’elle est liée à l’évolution de la définition de l’inconscient.

Dans le premier enseignement, l’inconscient, perçu comme interprétable, est « structuré comme un langage » [2]. Avec Lacan, dans « Fonction et champ de la parole et du langage », nous dirions que « c’est une ponctuation heureuse qui donne son sens au discours du sujet » [3], le sujet historise par une parole pleine. La trouvaille de Lacan a été de construire l’inconscient à partir de la linguistique afin de l’extraire de l’imaginaire et de ne pas verser dans une lecture psychologisante saturée de sens [4].

Donner du sens équivaut à boucher les trous du savoir, ce qui va à l’encontre de la psychanalyse qui vise le hors-sens. Lacan donne une autre direction à la cure : « Il faut prendre le désir à la lettre » [5], « le désir c’est son interprétation » [6]. Nous sommes loin de la traduction d’un énoncé dans une autre langue qui dirait le mot ultime sur le désir. La parole pleine est pleine de vide et, par ce vide, elle crée le désir. Lacan prône la « vertu allusive » de l’interprétation [7] qui opère dans la béance de ce qui se dit et qui échappe aux mots – et ce, parce qu’elle indique plus qu’elle ne donne [8]. Chaque interprétation pousse à l’élaboration et, en ce sens, l’équivoque est paradigmatique.

Dans l’enseignement classique, l’interprétation vise les objets pulsionnels avec l’objet a comme semblant de réel. Elle doit viser la jouissance – laquelle est silencieuse, n’a pas de signifiant, est en dehors, « inter-dite » –, non pour nommer l’objet a, ou pour lui reconnaître la consistance que l’analysant lui accorde, mais pour le réduire à son essence de rien. L’équivoque, en jouant du cristal de la langue, oriente le sujet vers le hors-sens. Il s’agit de faire émerger l’objet a qui, lui, n’a pas de sens.

La clinique est alors la mieux à même d’en faire saisir la portée, la visée. Une femme rencontre une première analyste après un drame, alors qu’elle est sur le point d’accoucher de son second fils. Elle trouve réconfort auprès de cette analyste qu’elle finit par quitter parce qu’elle « s’ennuie ». Vient une parenthèse enchantée, un nouvel amour, un troisième enfant, tout va bien. Puis rien ne va plus avec son compagnon dont elle soupçonne l’infidélité. Sur les conseils d’une collègue, elle décide d’appeler une deuxième analyste avec laquelle « elle ne s’ennuiera pas ».

Elle ignore ce qui l’amène à « se sentir ou à se mettre à l’écart », « à compliquer les choses ». Elle ne comprend pas non plus ce besoin de « réparer » qu’elle évoque dès la première séance et dont elle ne saisit ni le sens ni les coordonnées. Tout cela constitue « ses embarras ». L’analyste fait résonner le mot embarras en jouant avec la langue maternelle de la patiente et lève la séance. Un acte qui vise à faire entendre le hors-sens produit par la coupure.

Plusieurs interprétations, à partir de signifiants issus de la langue maternelle de la patiente, eurent des effets. Et si l’analyste posa cet acte, c’était que dans ses dires et ses « inter-dits », quelque chose était là en attente. Le premier effet fut de mettre l’inconscient au travail. Un désir inédit de savoir s’empara de la patiente qui se précipita dans le travail analytique. À la place de l’ennui, émergea la surprise qui la réveilla.

Les interprétations s’appuyaient sur l’équivoque par homophonie entre deux langues et visaient lalangue de l’analysante nourrie des signifiants de la langue maternelle. Ainsi ces interprétations l’ont menée aux racines de sa névrose, dévoilant un réel embarrassant.

Concluons avec J.-A. Miller : « Ce qui est donc intéressant, c’est que le signifiant de non-sens soit calculé de façon à révéler au sujet quelle est sa position. […] C’est pour ça qu’il faut que ça ait quand même un peu de sens. […] Il faut, comme le dit Lacan, une ombre de sens. […] L’équivoque, ça veut dire qu’on vous livre un signifiant qui permet l’écart interprétatif. C’est un énoncé, si l’on peut dire, ouvert, c’est-à-dire un énoncé qui ne détermine pas de façon univoque le signifié, et qui donc vous oblige à y mettre du vôtre » [9].

[1] Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n°79, octobre 2011, p. 20.

[2] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 269.

[3] Ibid., p. 252.

[4] Laquelle lecture pourrait se formuler : « je vais vous dire pourquoi ceci ou comment cela ».

[5] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 620.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 2 février 1966, inédit.

[7] Lacan J., « La direction de la cure… », op. cit., p. 641.

[8] Cf. ibid. C’est l’allégorie du doigt levé du Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci.

[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 12 juin 1996, inédit.

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