L’Hebdo-Blog – À l’endroit de celui qui souffre et demande de l’aide, quelles nuances établiriez-vous entre la position empathique promue par le discours courant et la « fraternité discrète » que recommande Lacan dans les Écrits ?
Anaëlle Lebovits-Quenehen – Lacan emploie cette expression de « fraternité discrète » dans « L’agressivité en psychanalyse »[1] pour désigner la façon dont « l’homme “affranchi” de la société moderne » voué « à la plus formidable galère sociale »[2] doit être reçu par l’analyste quand il vient à lui. Ce terme de « fraternité » peut surprendre s’il n’est pas bien compris. Vous avez raison de noter qu’il ne s’agit en aucun cas de nommer ici une position empathique. En réalité, cette « fraternité discrète » à laquelle Lacan invite l’analyste dans son rapport à l’analysant est une variation sur le thème de la neutralité bienveillante.
Lacan note en effet que celui qu’on pourrait considérer comme victime de sa souffrance, attend de l’analyste une « participation à son mal »[3], voire une prise en charge totale de celui-ci. Pourtant une telle position ne convient pas à l’analyste et d’abord parce qu’elle suppose la supériorité de l’analyste sur l’analysant. Assumer cette supposée supériorité ne manquerait pas de provoquer chez l’analysant une « résistance de l’amour propre »[4] devant la perspective d’être libéré par un autre que lui-même. Résistance et agressivité en retour, cela va de pair. Dans ce texte, Lacan prend l’exemple d’une autre situation où l’expression de la supériorité de l’analyste sur l’analysant – s’il était assez imbu de sa personne pour s’ériger en exemple, c’est-à-dire en norme du bien ! – serait sanctionnée par l’agressivité de l’analysant. Lacan évoque ainsi le souvenir de tel grand patron de psychiatrie qui fit état de ses vertus et mérites dans une infatuation coupable et dont la réponse obtenue fut la seule fureur de son patient.
La fraternité suppose une certaine horizontalité du lien qui s’oppose à la verticalité du lien de l’aidant à l’aidé, du maître à l’élève, du savant à l’ignorant, de l’homme sain au malade, j’en passe… C’est toujours dans cette logique que Lacan préconise « l’abstention de l’analyste à lui répondre [à l’analysant] sur aucun plan de conseil ou de projet »[5]. Il s’agit que la relation analyste-analysant soit pensée dans l’horizontalité. Cela étant, pour supposer l’horizontalité du lien, la fraternité dont il s’agit ici n’est pas non plus fondée sur l’imaginaire. Il n’est pas question d’offrir à l’analysant « une réplique exacte de lui-même »[6] qui n’aurait d’autres conséquences qu’un excès de tension agressive faisant obstacle à la manifestation du transfert ou qui provoquerait une « angoisse immaîtrisable »[7]. La fraternité dont il s’agit ici, on le voit, n’a effectivement rien à voir avec la compassion, l’empathie, ou la charité. C’est d’ailleurs dans ce texte que Lacan relève les inévitables « contrecoups agressifs de la charité »[8].
Venons-en maintenant au « discret » compris dans l’expression « fraternité discrète ». Dans ce texte, il en est de la discrétion requise par l’analyste comme de son attitude fraternelle : toutes deux visent à éviter de susciter un certain type d’agressivité de l’analysant à l’analyste. Le terme discret est donc à entendre en son sens le plus basique. Il s’agit pour l’analyste d’être discret, au sens de réservé. Il s’agit que l’intention agressive du patient ne trouve pas « l’appui d’une idée actuelle de notre personne »[9] qui ferait justement écran à cette intention. Il est donc question de limiter les réactions d’opposition, de dénégation, d’ostentation et de mensonge qui limiteraient l’efficace du discours analytique, soit ce que Lacan appelle« la réalisation du sujet »[10] à cette époque de son enseignement.
Fraternité et discrétion sont donc essentielles en ce qu’elles visent à tenir compte de l’agressivité potentielle de l’analysant, afin de ne pas la provoquer pour la mettre en jeu autrement. Lacan en opposant la fraternité discrète à l’empathie prétend ici laisser au « nœud inaugural du drame analytique »[11] (qui s’exprime volontiers dans le transfert négatif) une chance de s’exprimer et de s’interpréter. Autrement dit, il s’agit de ne pas déchaîner l’agressivité de l’analysant afin que celle-ci s’exprime sur un mode qui la rende susceptible d’interprétation et de subjectivation. Ce que Lacan nomme ici la « fraternité discrète » est donc – nous pourrions dire les choses ainsi – la condition pour que la victime de sa propre méchanceté ait quelque chance de s’en déprendre en identifiant le réel auquel son agressivité répond. Et seule la position de l’analyste, si elle est juste, le lui permettra, éventuellement.
[1] Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 124.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 107.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 106.
[6] Ibid., p. 109.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p. 107.
[9] Ibid., p. 108.
[10] Ibid., p. 109.
[11] Ibid., p. 107.