C’est un certain malaise qui se manifeste, en lieu et place de la satisfaction symbolique à laquelle on pourrait s’attendre en allant voir un film portant sur le dévoilement des crimes nazis à l’occasion du procès de Francfort en 1958. Cela a-t-il partie liée avec ceci que le style hollywoodien est difficilement compatible avec le thème ? Ou bien ce malaise est-il à mettre au compte des libertés que s’octroie le scénario vis-à-vis de la vérité historique ?
Le film se donne pour héros le jeune procureur Johann Radmann, d’abord naïf, bientôt sidéré, et qui se résout au final à affronter les résistances de la société allemande d’après-guerre pour faire connaître l’étendue du crime et son absolue cruauté.
Mais l’étrange est que le jeune procureur Radmann est un être de fiction, un personnage inventé, tandis que la figure réelle de l’instigateur du procès de Francfort, le procureur général Fritz Bauer, se trouve reléguée par le scénario en arrière-fond, comme effacée.
Ce décentrement soulève immédiatement une question : qui était le vrai Fritz Bauer?
Un fin juriste tôt engagé contre les SA, exilé en Suède dès 1937, revenu en Allemagne en 1948 et qui désormais exerça sa fonction de procureur et sa science du droit en traitant le nazisme sur le terrain du juridique. En 1952, il instruisit le procès des auteurs du putsch contre Hitler, qui réhabilita ces derniers. En 1960, il contribua à livrer Eichmann à l’État d’Israël plutôt qu’à l’Allemagne, car il se méfiait des opacités de l’appareil juridique de son propre pays. En 1958, il obtint que la cour de Francfort soit considérée juridiquement comme compétente pour réaliser le premier procès en Allemagne contre les crimes nazis, épisode relaté dans Le labyrinthe du silence.
À ses yeux, il était vital d’incarner la faute en la rendant publique : « L’Allemagne pourrait à nouveau respirer, et avec elle le monde entier, si seulement une parole humaine se faisait entendre », disait-il (cité dans le documentaire d’Ilona Ziok, Fritz Bauer, Tod auf Raten, CV Films). Résistant à l’hostilité institutionnelle, il ne cessa jamais d’enquêter, de commenter et d’infléchir la loi afin qu’elle rende possible la symbolisation qu’il jugeait nécessaire. Ce faisant le magistrat Fritz Bauer mit en œuvre une redoutable logique exponentielle : plus le nombre de cas jugés serait important, affirmait-il, plus il y aurait de procès à l’avenir, des centaines de procès qui seraient conduits jusque dans les années 1970-75. Car il s’agissait non des crimes des grands responsables du nazisme mais de ceux perpétrés par de modestes libraires, boulangers, instituteurs.
Il se trouve que l’appareil judiciaire allemand opéra un retournement dès 1962 : après le procès de Francfort, la loi fut remaniée de façon à atténuer considérablement la gravité des faits ainsi que la lourdeur des peines correspondantes. Ce fut bientôt la fin des procès allemands.
Ce que tait ce film, mais que révèle la substitution d’un Radmann imaginaire et consensuel à un Fritz Bauer qui était loin de faire l’unanimité de ses pairs, c’est un débat contradictoire toujours vif en Allemagne sur son passé traumatique. En faisant silence sur ce débat (dont la presse allemande n’a pas manqué de se faire l’écho lors de la sortie du film), Le labyrinthe du silence ne fait-il pas œuvre de refoulement plutôt que de vérité ?