Comme le dit Lacan : « Parler d’amour, en effet, on ne fait que ça dans le discours analytique. […] parler d’amour est en soi une jouissance »[1]. Nombreuses sont les femmes, des jeunes filles, voire des fillettes, qui viennent parler à un analyste de leurs déceptions amoureuses qui ont pris parfois un air de mauvaise rencontre.
Mlle D. ne s’est jamais remise d’une promesse non tenue par un homme. C’était son premier amour et elle n’avait que dix-huit ans. Elle a cru à un amour parfait réciproque, mais a découvert que son amant était marié et père d’un enfant. Cette nouvelle « lui a brisé le cœur à jamais », dira-t-elle ! Et c’est à prendre à la lettre ! Cette tromperie a rompu chez elle son désir d’exister, la plongeant dans un état mélancolique grave. Elle s’est sentie réduite à un pur objet de jouissance, sans amour. Depuis lors, dans ses relations, elle se vit comme un objet déchet. Une hospitalisation et plusieurs tranches d’analyse lui permettront d’éviter de tomber dans le gouffre au bord duquel elle était. Depuis des années, elle vit avec un autre homme qui tient à elle plus qu’elle ne tient à lui. Plus question d’aimer à la folie ! Mlle D. s’est retrouvée sans recours face à cette rupture amoureuse vécue non comme une séparation symbolique, mais comme une pure perte réelle. Elle fut toute ravagée !
Dans un autre registre, l’amour d’une fille pour son père, Juliette, une fillette de neuf ans, vient me parler de la grande déception de la relation à son père. Ce dernier a décompensé peu après la naissance de Juliette. Ça lui posait problème que ce soit une fille. Tout allait bien tant que ses parents vivaient à trois avec leur fils aîné. Juliette traverse des états d’angoisse en lien avec son père. Chez sa mère ou en classe, elle se demande ce qu’il pourrait arriver à son père quand il fume ou boit trop. Chez lui, le week-end, elle se sent insécurisée ; elle ne le trouve pas fiable. Elle en veut à sa mère de l’avoir quitté. Juliette aime donc son père, se préoccupe de lui, mais en retour il ne cesse de l’ignorer, de la faire se taire, de la rejeter. Elle souffre de cette relation sans vouloir céder sur son désir. Elle veut sauver son père, être sa béquille imaginaire. Elle est prête à se sacrifier pour lui. Mais à quel prix ? C’est un des points traités dans le travail analytique. Juliette, structurée sur un versant névrotique, s’emploie déjà du haut de ses neuf ans à une grande activité fantasmatique pour trouver une solution face à l’impasse avec son père. Chez Juliette, contrairement à Mlle D., le fantasme sert d’écran à la jouissance. Plus tard, lui servira-t-il de boussole dans sa relation aux hommes, afin notamment que la déception ne vire pas au ravage ?
Il n’y a donc pas que le ravage mère-fille qui fait couler tant d’encre, il peut prendre d’autres teintes. Lacan ne disait-il pas : « […] l’homme est pour une femme tout ce qui vous plaira, à savoir une affliction pire qu’un sinthome. […] C’est un ravage, même »[2]. « Etre ravagé, dit Jacques-Alain Miller, c’est être dévasté. [ …] C’est un pillage, c’est une douleur, qui ne s’arrête pas, qui ne connaît pas de limite »[3].
Ces récits de vie quotidienne montrent que les femmes n’en ont vraiment pas fini avec le ravage de l’homme. D’autre part, l’actualité dans le monde ne vient-elle pas aussi pointer ce ravage vu par la fenêtre de la misogynie ambiante ? Dans Télévision, Lacan apporte un précieux éclairage quant à ce qui ravage une femme : c’est la logique du Tout unifiant. « Ainsi l’universel de ce qu’elles désirent est de la folie : toutes les femmes sont folles, […] c’est-à-dire pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt : au point qu’il n’y a pas de limites aux concessions que chacune fait pour un homme : de son corps, de son âme, de ses biens »[4]. Quelle position de sujet ces femmes doivent-elles prendre, une par une, pour ne pas s’enfermer dans un statut de victime, mais plutôt pour trouver un mode d’existence tout en se dégageant de cette place d’objet de l’autre ? Pas si simple !
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 77.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 101.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 25 mars 1998, inédit.
[4] Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 63-64.