D., trente-trois ans, vient au CPCT à la suite d’une rupture avec son petit ami, relation qui durait depuis un an environ. Elle est effondrée à l’idée de le quitter. Elle parlera beaucoup, lors des premiers entretiens, de leur relation : elle avait une demande importante tant de présence que de signes d’amour, et c’est ce qui aurait provoqué la rupture, du fait de l’exaspération de son ami face à ces demandes.
D. est artiste, performeuse. Elle organise des performances dans la rue où elle approche des passants usant de son corps, pour les surprendre. Dans ce qu’elle appelle ses « performances », le regard et le toucher – ce dernier en moindre mesure – sont très présents : elle se fait regard pour surprendre les piétons et se présenter à eux avec une allure très bizarre.
Elle est en France depuis une paire d’années pour faire une thèse qu’elle n’arrive pas à écrire. Lorsqu’elle doit écrire, elle commence à s’éparpiller, sans parvenir à s’asseoir pour travailler, sans pouvoir tenir en place. Elle dit se sentir « nulle part » : ni totalement en France ni non plus dans son pays d’origine. Au fond, elle ne trouve pas sa place dans l’Autre. Une intervention de ma part apportera un soulagement à cette angoisse : « Pour l’instant vous êtes ici », la logeant dès la deuxième séance dans le traitement, qui commence donc à partir de cette intervention.
D. évoque une certaine naïveté dans son rapport aux hommes, du fait qu’elle ne voit jamais que souvent ils veulent autre chose d’elle qu’une simple amitié. On pourrait prendre cette naïveté dans le sens de ce que Lacan dit dans le Séminaire VIII Le transfert: le sujet aimé « ne sait pas ce qu’il a »[1], ne sait pas ce qu’il renferme comme agalma pour le partenaire. Mais cette naïveté, articulée à l’accentuation de l’axe imaginaire dans le rapport à son partenaire, nous conduit à nous demander s’il ne serait pas plutôt question d’une forclusion de la signification phallique, ce qui expliquerait alors sa difficulté à se situer par rapport au désir de l’autre et à ses « intentions ».
Une manière qu’elle a de traiter son angoisse, c’est de manger en excès, presque sans limites : manger n’importe quoi, à toutes les heures et sans éprouver le moindre goût pour ce qu’elle mange. D. met en lien cette boulimie avec le fait que, petite, le père s’alcoolisait souvent et les frappait, sa mère, et elle également lorsque sa mère n’était pas à la maison et travaillait la nuit. Le fait qu’elle soit substituée à la mère comme objet des châtiments du père l’assignait à une place incestueuse, confirmée par les sollicitations actuelles de son père pour qu’elle rentre au pays s’occuper de sa mère malade. « Je ne vais pas rentrer s’il ne me propose pas quelque chose », dira-t-elle, et surprise de ma question « quoi, exactement ? », elle répondra « je ne sais pas : quelque chose qui me permette de rester là-bas ». Elle ne paraît pas saisir la dimension incestueuse de la « proposition » qu’elle semble attendre. Décision qu’elle n’arrive pas à prendre et qui la plonge à nouveau dans l’angoisse.
Elle évoque un arrangement qu’elle aurait établi avec son père : il lui paierait des études en France pour qu’elle rentre ensuite s’occuper de sa mère. Je lui dis que cet arrangement est intenable, ce à quoi elle répliquera qu’elle ne veut qu’une chose : rester en France, prendre la nationalité française et trouver un travail. Décision qui n’a certainement pas résolu les choses pour elle, mais qui a ouvert un espace permettant de traiter ce qu’elle avait à traiter avec moi, sans être parasitée par cette sollicitation qui l’angoissait.
Mais a-t-elle vraiment son corps ? Il est possible qu’elle le mette en scène avec toute une série de gadgets censés impressionner les passants dans la rue, pour essayer justement de se donner un corps, là où elle ne l’a pas… On peut penser que le recours au regard des passants dans la rue vise à l’aider à se construire ce corps qu’elle n’aurait pas. Peut-être cherche-t-elle par ce regard à nouer ce corps à son statut de « performeuse ».
« Performeuse » serait donc une solution qui, à la manière d’un sinthome, lui permettrait d’articuler à partir d’un savoir y faire, son être dans le monde. Ce nom qu’elle se donne traite l’excès de jouissance qu’elle rencontre dans sa « pente autodestructrice », pour reprendre son terme. Jouissance logée aussi dans la déception qu’elle éprouve concernant l’appel de son père. Le cycle accompli au CPCT lui aura permis de s’en dégager, tout en s’affirmant dans la solution de « performeuse » qu’elle a mise en place. Nous nous quitterons au bout de seize séances.
« Performeuse », nom qu’elle s’est trouvé, présente l’avantage de prendre le corps dans une action, dans un « faire », qui le cadre et lui donne une consistance pendant la durée de la performance : cette action est éphémère et présente l’avantage, le temps qu’elle dure, de faire exister ce corps, dans le laps de la performance.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 51.