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Éditorial

Nous revoilà ! De retour de vacances très inédites pour nous tous, d’un été dérouté, secoué, ébouriffé par vents et précipitations diverses des 45es Journées de l’ECF, Jacques et Bernadette Chirac, Barack et Michelle Obama, Martine Aubry et Jacques Delors, Alexis Tsipras et Betty, accompagnés par Luc Garcia, Hélène Bonnaud, Pénélope Fay, Éric Zuliani, Alice Delarue... Pas de trêve cet été pour le Journal des 45e Journées ! La série politique s’est penchée sur les racines qui nouent quelques-uns des grands couples de notre monde contemporain. Savions-nous qu’au cœur de notre vacance nous seraient confiées des clefs détentrices de la recette du ciment de couples qui nous avaient ravis, surpris, ou révoltés ? Savions-nous que nous allions retrouver là, en ce premier septembre... Jacques Lacan ? Jacques Lacan lui-même introduit par Gérard Miller ? Si nous avions témoigné en juin du style nouveau adopté par nos Journées, avions-nous humé alors l'ampleur de ce souffle ?

Aujourd’hui s’ouvre encore dans votre Hebdo-Blog une page sur l’instant de la rencontre dans notre dossier. Oui, en l'instant, retrouvez La Princesse de Clèves, Madame de Chartres et son précieux dire fondateur, isolé pour nous par Marie Laurent : « les hommes sont infidèles et trahissent les femmes ».

C’est au troisième Rendez-vous clinique du CPCT-Paris, Équivoques de l'objet, avec Pierre-Gilles Guéguen, du 13 juin dernier, que vous serez conviés par la suite ; nous consacrons particulièrement cet HB à cette après-midi de travail. Qu’est-ce que parler d’objet en psychanalyse ? Comment cela oriente-t-il le traitement ? Lisez encore Célia Breton qui nous fait saisir combien le dispositif analytique peut permettre à un sujet de ne pas en rester au bon heur du sens établi et convenu, et acceptez l'invitation de Liliana Salazar-Redon, samedi 12 septembre à Ville-d'Avray, sur le couple patient-soignant, et avec Guy Briole.

Et si le carnage était au couple ce que le ver est au fruit et le bonheur au pré ?

Je cite ici Nathalie Georges-Lambrichs. Lisez-là en son rendez-vous fin juillet… avec Roman Polanski.

Bonne rentrée à tous !

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Bal à la cour !

Mlle de Chartres a été prévenue par sa mère : les hommes sont infidèles et trahissent les femmes. Car les hommes sont volages : même s’ils en distinguent une, ils finissent toujours par les vouloir toutes… l’une après l’autre. En substance : tomber amoureuse, d’un amour réciproque, c’est risquer de déchoir un jour de cette position d’exception. La tranquillité d’une amoureuse n’est jamais garantie…

Elle se le tient pour dit et a donc accepté sans passion de s’engager à un homme qu’elle respecte et qui l’aime mais qui ne l’émeut pas. Son corps reste froid, il est, « si on peut dire, en retard sur elle-même », comme l’a écrit Philippe Sollers[1]. Au moins elle est certaine que du seul fait que cette passion lui manque à elle, M. de Clèves lui sera fidèle : la confrontation à la castration restera de son côté à lui. C’est d’ailleurs à nouveau ce qu’elle évitera, dans un choix politique digne de celui de Dora, avec le duc de Nemours, l’homme dont elle ne va pas tarder pourtant à tomber amoureuse…

Voilà donc, la princesse fraîchement mariée, jeune et belle à ravir, prête pour le bal que le roi Henri II donne au Louvre pour les fiançailles de Claude de France avec un prince de Lorraine. Mariée, tout devient possible à la cour de Valois pour une femme qui intrigue et veut s’amuser. Décidément à part, notre princesse, toute parée de sa vertu, vise l’Autre absolu qu’elle s’efforce donc de faire exister. Elle a entendu parler de ce grand séducteur devant l’éternel (ici le père du mythe, son rival) qui arrive tout droit de Bruxelles où il était occupé des affaires de l’État.

Chacun des futurs amants s’est préparé avec soin. L’heure est aux rubans, aux parures et aux grands noms. L’histoire d’amour évidemment a commencé avant leur rencontre, avec les mots qui la précèdent et le discours qui la soutient. La magnificence et la galanterie posent le cadre de la parade amoureuse. Mme de Lafayette use autant des superlatifs et d’hyperboles que de termes vagues, dans le style des Précieuses qui avaient tant horreur du trivial. Ainsi « le prince est fait d’une sorte qu’il était difficile de ne pas être surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu ! » Vraiment ! Et pourquoi donc ? On aimerait bien en savoir plus. Le récit du bal est la chronique Harlequin de l’époque, avec ses clichés inévitables de la rencontre amoureuse sur fond d’idéalisme précieux: le coup de foudre du séducteur qui n’a besoin que de paraître pour déclencher les soupirs de la belle, la beauté de ce couple exceptionnel, le murmure de louange qui s’élève dans la salle lorsqu’il danse. Il ne se passe pas grand-chose : quelques regards posés (l’objet dont Lacan nous a appris qu’il élude le plus la castration), un tour de piste sans un mot et les dés sont jetés. L’agalma est là sous leurs yeux : ils tomberont sous le coup de l’amour, dans le commencement d’un aveuglement qui ne cessera de s’approfondir. Car après cette irruption, plus rien ne sera jamais comme avant ! Pour l’heure, déjà Nemours se dévoile, la princesse minaude et le roi sert le destin…

Mme de Lafayette s’amuse-t-elle ? Ce fracas qui marque l’arrivée du prince, inutile et cocasse dans un moment qui porte en creux la tragédie qui se prépare, n’en témoigne-t-il pas ? Ne nous entraîne-t-elle pas subtilement à rire avec elle de ce coup de foudre qui finira mal, trop caricatural pour n’être pas railleur ?

Le roman a été publié de manière anonyme. « L’auteur n’a pu se résoudre à se déclarer : il a craint que son nom ne diminuât le succès de son livre », précise le libraire aux lecteurs. Toute sa vie, Mme de Lafayette semble avoir résisté, dans un dédain aristocratique, aux pressions qui la conjuraient à sortir de l’anonymat en signant ses récits. Elle n’a pas levé le secret même auprès de ses proches et a gardé jusqu’au bout un petit coin de bâillon sur la bouche, pour reprendre l’expression utilisée par Lacan à propos de son héroïne. Gageons pourtant, à voir comme elle s’amuse là et contrairement à la Princesse que la pulsion de mort, à l’œuvre dans toute rencontre amoureuse, ne l’aura pas, elle, entièrement recouverte !

[1] Sollers P., Éloge de l’infini, Paris, Gallimard, Folio 3806, p. 428-430.

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Vers le « faire couple », une résonance

Interpréter le thème des J45, c’est en faire un usage.

C’est sous la forme d’une conversation que nous discuterons de la problématique soulevée par l’École : les liaisons inconscientes du « faire couple », le 12 Septembre à Ville d’Avray. Nous aurons pour thème « Le couple patient-soignant », et proposerons à ce thème une résonance dans le champ de l’institution psychiatrique. Quelles sont les conséquences lorsque la dite relation patient-soignant est promue, au détriment de la prise en compte de la causalité psychique en jeu ? Nous tenterons de saisir comment le clinicien peut rendre lisible sa place dans cette causalité en tant que partenaire dans cette modernité.

Cette 3e conversation en Île-de-France Ouest, nous permettra de mettre à l’épreuve, une fois de plus, la façon dont la psychanalyse permet à la psychiatrie de s’extraire d’une clinique de la gestion. Nous entendrons à quelles conditions il est possible aujourd’hui pour le « soignant » de lire la particularité du lien qu’il supporte.

Nous aurons le plaisir d’accueillir Guy Briole, qui fera avec nous l’exercice précédemment décrit, à partir des exposés de Pierre Ludovic Lavoine (Psychiatre à la Clinique de Ville d’Avray), Maria Brinco de Freitas (Psychologue à l’Hôpital Maison Blanche), Béatrice Bardet (Infirmière à l’Hôpital de jour pour Adultes de Ville d’Avray) et de l’Équipe éducative et pédagogique de l’Hôpital du jour pour enfants « Petit Hans » à Rueil Malmaison, avec Georges Haberberg, Directeur.

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La mort comme miroir réel de ce qui fait couple

En service de soins palliatifs, l’imprégnation de la signification mortelle pousse souvent les patients à une véritable ouverture du plus intime de ce qui les anime, faisant fi des résistances consacrées. L’offre d’écoute prend parfois son sens dans une sorte de processus accéléré de l’expérience de la parole où le franchissement de l’indicible trouve à se loger dans la dialectique de l’échange. Car, non sans angoisse, l’imposture structurante des semblants peut venir à se révéler dans un dernier sursaut.

C’est le cas de M. L. dont le discours se sera ouvert sous la forme de l’aveu pour se réduire à la culpabilité de ne pas avoir pris place à temps dans la dialectique du désir. Au-delà de l’angoisse de l’inconnu et de sa fierté paternelle mêlée d’inquiétude prédomine, lors de notre dernier entretien, le regret d’être resté aux côtés d’une femme pour laquelle toute forme d’amour avait disparu de longue date. Sans qu’il ne puisse parvenir à en préciser davantage les coordonnées, il s’agit avant tout pour lui du constat d’échec d’une relation antérieurement placée sous le règne de la signification phallique. Aussi, avoir pour femme la mère de ses enfants aura suffi à faire tenir un couple fondé sur le socle parental, mais ne suffira plus à satisfaire la vérité menteuse à l’orée d’une dernière parole.

Pour lui, l’échéance de la mort aura fait choir l’entité du couple à une pure contingence, hors-sens, venant révéler la supercherie de ce qui fonde une relation au jugement le plus implacable qui soit – à savoir le sien. Confrontée au manque-à-être, l’impossibilité à se soutenir des schémas imaginaires préexistants est alors venue asseoir la solitude comme reste de l’opération fantasmatique et partenaire solidaire de l’organisation subjective.

Dans son dernier enseignement, Jacques Lacan s’attache à se départir de la question de l’être au profit de l’écriture de l’existence permettant de réhabiliter le corps comme substance jouissante. L’atteinte corporelle engendrée par les pathologies lourdes prend donc place dans la série comme métaphore de la corporisation, dont le phénomène intrusif fait porter la marque. Si le donner à voir ontologique ne fonde rien du côté d’une garantie existentielle, le désêtre se constitue en ouverture sur le réel de l’existence. Il apparaît ainsi qu’évidé de l’autre spéculaire, l’habillage de la jouissance prend valeur de faux-semblant à mesure que le désir s’abîme dans le défilé des signifiants. Et cette entropie pulsionnelle conduit le sujet à se heurter à son symptôme propre tandis que la jouissance singulière s’exile radicalement de l’autre, mais pas nécessairement de l’Autre de la parole. Dans cette clinique, l’appréhension trop réelle du corps vient parfois révéler l’hégémonie de l’impossible rencontre des sexes. Il n’est pas de meilleur miroir que celui que convoque la destitution de l’Idéal – outil princeps de l’investigation subjective – mais dont les effets peuvent tenir lieu d’envers agalmatique.

Pour M. D., c’est la volonté de comprendre le fondement de la rencontre avec sa femme quarante huit ans plus tôt qui constituera un nouage permettant de réorganiser le lien de la pulsion au partenaire sexuel via la vérité dans sa quintessence fictionnelle.

Les symptômes énumérés prennent place de manière privilégiée au sein de la relation, au point de rompre tout dialogue possible avec son épouse et de nourrir des sentiments hostiles à son endroit. Les entretiens révèleront que la maladie aura eu pour fonction de précipiter des tensions apparues de manière concomitante au départ des petits-enfants dont ils avaient fréquemment la charge. Dans ce tête à tête devenu impossible, la rédaction d’une lettre personnelle portant sur le sens de la vie et des choix réalisés sera l’ouverture vers un premier questionnement. Au cours de nos rencontres, M. D. met l’accent sur la nécessité s’imposant à lui de se tourner vers des activités extérieures au domicile conjugal. Outre le signe d’une pulsion de vie lui réattribuant un statut social, ces activités deviennent également le lieu propice à de nouvelles rencontres. « On m’accueillait chaleureusement et on me portait attention », explique-t-il là où la signification nouvelle de son couple répondait du côté de la maladie et de l’assimilation de sa femme au statut d’infirmière.

Dans ce vacillement naissant, M. D. revendique son besoin de tendresse et d’attention et se saisit de ses sorties extérieures pour tenter de capter chez l’autre ce qui y répondrait. Selon un mouvement inconscient, il ne cesse de déclamer sa volonté « d’aller voir ailleurs » sans parvenir à entendre l’équivoque possiblement dissimulée ni à concevoir la jalousie de sa femme attisée un peu plus chaque jour. Sa demande première est que l’Autre sexe soit en mesure de l’écouter et de lui parler, éveillant par là une position désirante exigée pour faire écran à la réalité et brisant la dynamique pétrifiée de son couple – dissimulée sous la coupe d’un modèle d’union aux yeux des autres.

Érigée en principe universalisant, la parole séante contemporaine sacre l’icône du couple et vient sceller la représentation d’une mort digne tout en s’affranchissant de l’indice de la subjectivité. Aussi, se vouer au Souverain Bien pour continuer à croire au sens établi qui fait le lit de l’exclusion du sentiment de la mort engage le leitmotiv de nos sociétés dont la maladie incarne parfois le pendant hérétique. Car du fait de sa levée de l’écran soporeux du fantasme, la proximité avec la mort devient une invite à révéler l’idiotie d’une jouissance singulière et répétitive ou peut davantage encourager les sujets à renouer avec une fiction salvatrice. Dans le vacillement de la force inconsciente, les arcanes du sentiment vertigineux de l’être-à-deux se dénudent, venant dénoncer une combinatoire qui ne va pas de soi. C’est pourquoi la maladie peut se penser comme prisme révélateur des pantomimes de la relation amoureuse que tout un chacun s’applique à faire exister pour parer à la détresse de la rencontre toujours manquée.

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Le Dieu du carnage de Yasmina Reza, interprété par Roman Polanski

Et si le carnage était au couple ce que le ver est au fruit et le bonheur au pré ?

Telle est sans doute la thèse ironique de Roman Polanski. Du titre de la pièce de Yasmina Reza dont il s’est inspiré, Le Dieu du carnage (créée en 2008 à Paris, à Broadway en 2009), il a laissé tomber « Le Dieu » pour ne garder que Carnage (2011, César 2012 de la meilleure adaptation) qui, du coup, se prévaut de la majuscule.

Ce huis-clos montre à la perfection le don qu’ont les bonnes intentions de déchaîner les pouvoirs mauvais du verbe.

  • Action: le couple des parents dont le fils a perdu deux dents dans un combat singulier avec un semblable a invité chez lui les parents du coupable, car il faut pardonner, n’est-ce pas ? Or, du pardon au parler, le pas va se révéler fatal : les parents de la victime ont à peine eu le temps de dévoiler leur abnégation et ceux du bourreau leur contrition, que les deux couples se choquent. Aussitôt les intérêts des deux fois deux, mais aussi des quatre fois un protagonistes reprennent du poil de la bête. Chacun chevauche celle-ci selon son naturel, les fauteurs de troubles demeurant hors champ.
  • Réaction: rien n’est chez chacun comme chez son voisin ou son partenaire : ni les goûts, ni les principes, ni les préjugés, ni les manières. Le point de discorde qui gîte au cœur de chaque couple a brisé le miroir que les bons parents tendaient aux mauvais, ceux-ci ayant échoué à rendre la pareille à ceux-là. Les alliances volent en éclats, les complicités s’inversent, chaque femme pleure ses idéaux piétinés par son jouisseur de mari, toutes les deux sourient quand l’un s’empêtre dans ses contradictions, et se tordent de rire quand l’autre est terrassé par la disparition du gadget qui fait sa raison d’être.
  • Conclusion: quand tout a été dit, ou presque, car Polanski nous laisse sur notre faim par une chute abrupte, surpris et honteux de désirer que ça en découse encore et encore sur cette scène purgative et drolatique, le film se clôt sur un couple aussi improbable que celui qui a été élu digne de l’affiche de nos journées : celui du hamster – lâchement abandonné et pourtant rescapé imprévu de cette tourmente – et du téléphone portable, qui a contre toute attente repris du service après l’immersion vengeresse dans un verre d’eau dont il avait été victime.
 

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3e Rendez-vous Clinique du CPCT-Paris : Les équivoques de l’objet avec Pierre-Gilles Guéguen

Quand on parle d’objet en psychanalyse, de quoi parle-t-on ? Comme le rappelle Bernard Jothy, on peut considérer qu’il y a une polysémie de l’objet. L’objet n’est pas univoque, souligne France Jaigu, dans son discours liminaire. L’enjeu du 3e Rendez-vous Clinique était de mieux cerner, grâce aux commentaires de notre invité Pierre-Gilles Guéguen, l’objet en jeu dans chacun des cas présentés et de repérer comment cela oriente la direction du traitement.

L’angoisse est au premier plan pour la patiente d’Aurélie Libert-Charpentier. Le traitement fait tomber un certain nombre de ses identifications et le réel familial se dévoile. Pourquoi cela l’apaise ? Nous sommes loin du rêve de l’injection faite à Irma où Freud se confronte au réel de la castration. Pour ce sujet, le moins phi ne semble pas fonctionner. Il s’agit alors d’une rencontre non pas avec la castration, mais avec le réel de l’objet a.

Pour mieux cerner l’objet dans le cas de Leïla Bouchentouf-Lavoine, P.-G. Guéguen nous oriente vers la question de Lacan postérieure au Séminaire livre XX : comment se fait-on un corps ? Si, pour le sujet psychotique, il n’y a pas d’image du corps, l’objet a n’est alors pas constitué, ce qui pourrait laisser penser qu’il n’y a pas de fantasme. Or dans son cours « Biologie lacanienne et événement de corps »[1], Jacques-Alain Miller dit que Schreber se construit une dialectique avec l’absence-présence de Dieu, un fort-da de jouissance. Pour Lacan, le délire de Schreber « que ce serait une belle chose d’être une femme subissant l’accouplement »[2] a le statut d’un fantasme. De la même manière, dit P.-G. Guéguen, la thèse qu’écrit le patient de Leïla, fonctionne comme un fantasme « Qu’il serait beau d’être dans une entreprise où tout le monde s’entend, etc. ».

L’après-midi s’est terminé avec un cas de Fabian Fanjwaks. Il s’agit d’une artiste « performeuse » qui organise des performances éphémères dans la rue où, avec une allure très bizarre, elle approche des passants à partir de son corps pour les surprendre. « C’est un habillage, dit Lilia Mahjoub, ces instants font office d’artifice, de miroir, car le corps imaginaire n’est pas acquis ». Elle fait intervenir l’imaginaire dans le regard de l’Autre, soutenu par l’appareillage symbolique de la thèse qu’elle est en train d’écrire. La nomination « performeuse » semble lui permettre d’effectuer un nouage des trois registres et d’établir un semblant d’être.

Dans la mise en fonction de l’objet a, nous rappelle P.-G. Guéguen, Lacan découvre que c’est sur ce chemin vers le réel qu’il se rencontre, mais que sa vraie nature est dans son rapport à l’être. P.-G. Guéguen s’est appuyé sur les cas cliniques présentés pour faire valoir ce déplacement du réel à l’être et les affinités de l’objet a avec le semblant.

[1] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n°44, février 2000, pp. 7-59. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.74.

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« Je suis un débile émotionnel »

Kévin, vingt-huit ans, s’adresse au CPCT après avoir ciblé deux problèmes qu’il qualifie d’irrationnels et dont il voudrait se défaire.

Il est actuellement doctorant en informatique, il rédige une thèse en intelligence artificielle. Il travaille à la mise au point d’un logiciel qui viendrait modéliser les relations interpersonnelles en entreprise, afin d’en analyser les dysfonctionnements et de proposer des solutions d’amélioration de la qualité de vie au travail.

La demande : deux symptômes à éradiquer

Il en fera un exposé très clair, non subjectivé, sans l’affect de l’angoisse.

« Je ne supporte pas les bruits de bouche ».

Les bruits émis par la bouche de l’autre en train de manger lui sont insupportables. Il ressent alors une irritation et une colère. Le phénomène a débuté vers l’âge de seize ans, par les bruits de bouche du père qui mangeait avec plaisir. Le phénomène s’est rapidement étendu à tout l’entourage et s’est enrichi d’une manière plus générale du bruit émis par le corps de l’autre : la respiration de sa petite amie lorsqu’elle dort, les bruits du clavier d’ordinateur causés par un autre doctorant qui partage son bureau.

Il reconnait avec finesse qu’il n’a, à sa disposition, que des conduites d’évitement : boules Quies et casque sur les oreilles.

« Je suis un débile émotionnel. »

Il résume par cette formule condensée son rapport à l’autre féminin. Il vit dans l’inquiétude quasi permanente que sa compagne le trompe, lui mente, le trahisse. L’image que l’autre lui renvoie est-elle fiable ? Ainsi, il épie, dans une tentative de décodage sans limite les attitudes corporelles de sa petite amie qui viendraient trahir la vérité de son discours.

Pourtant, cette jeune femme qu’il fréquente depuis deux ans est, à ses yeux, exceptionnelle. Elle s’évertue en effet à faire le moins de bruit possible en mangeant et à l’assurer inlassablement de son amour et de sa fidélité. Il constate néanmoins qu’il remet toujours en place les mêmes schémas de suspicion.

Si au fil des séances il ne témoignera d’aucune réticence à déplier ses symptômes, à aucun moment il ne manifestera le désir d’en savoir quelque chose.

Deux symptômes à l’état brut illustrés par deux rêves, non pris dans le discours associatif :

- Un rêve d’angoisse itératif :

Il dort dans une chambre, dans le noir complet. Il sent une présence, à priori humaine, menaçante. Mais il est comme paralysé, n’arrive ni à bouger ni à parler, ni à se réveiller pour se défendre.

- Un rêve récurrent en lien à sa jalousie :

Il est le témoin direct de la tromperie. Sa copine et un autre homme n’éprouvent aucune gêne à être découverts comme si tout cela était normal. « Et moi je reste comme un con. »

Un corps énigmatique

Le corps de l’autre semble surgir comme un réel, un réel insupportable témoin du vivant. Un autre trop présent qui respire, émet des bruits de bouche, agite ses doigts sur un clavier. Un corps robotisé, sans discours qui ne se manifeste que par un bruit mécanisé.

Son propre corps fait énigme pour lui. Enfant, il souffrait de douleurs abdominales, mais il n’établit pas de lien direct avec le fait que jusqu’à l’âge de dix ans, il retenait ses selles. Il avait également ce qu’il nomme un tic : il ne pouvait s’empêcher de manière « mécanique » de sentir ses lèvres par un mouvement de contorsion qui les faisaient remonter jusqu’à son nez. Aujourd’hui encore, il aime à sentir ses doigts et même ses ongles une fois qu’il les a coupés.

Un autre réel du corps surgira quand il a quatorze ans par la découverte d’une maladie de Hodgkin (lymphome) traitée par chirurgie, chimiothérapie et radiothérapie. Il affirme ne pas avoir pensé à la mort.

La rencontre avec l’autre sexe, un an plus tard, le plongera rapidement dans les affres de la jalousie. C’est aussi à ce moment-là que les bruits de bouche commencent à le gêner.

Une phénoménologie singulière de la persécution

Ce sujet déplie une clinique du réel en prise directe avec des phénomènes élémentaires qui disent son incapacité à faire consister un autre autrement que par un trop de présence du corps ou son envers, un laisser en plan.

Le signifiant « mécanique » insiste pour dire quelque chose de sa perception du corps déserté par la pulsion. L’autre semble réduit à cet objet qui le vise, à une bouche dont il ne sort qu’un bruit : un phénomène élémentaire pur, sans signification particulière. L’objet a ne semble pas s’être constitué comme condensateur de jouissance.

L’intervention du praticien aura été prudente, laissant de côté tout maniement de l’équivoque. « Un débile émotionnel » à prendre aux pieds de la lettre, qui n’a à sa disposition, pour traiter son rapport à l’autre, que l’invention d’un logiciel visant à mécaniser les rapports sociaux dans une tentative désespérée d’éradiquer toute circulation de l’objet pulsionnel.

Ce sujet, non déclenché, détient sa solution. L’intelligence artificielle lui tient lieu de fantasme et « ses deux symptômes » n’ont pas pour destin d’être éradiqués.

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Une rencontre qui ne trompe pas

Le pari du CPCT repose sur la possibilité de saisir en seize séances, le tourment de ceux qui s’y adressent. Pour ce faire, il est essentiel d’être orienté de façon précise et rigoureuse. L’invention par Lacan de l’objet a contribue à se repérer dans une telle clinique, afin de cerner le réel en jeu pour ceux qui en font la demande.

Dans le Séminaire L’angoisse[1], Lacan introduit l’objet a et le caractérise par deux temps logiques. Dans le premier, l’objet est le produit de l’angoisse. C’est ce qui est déduit à partir de l’observation du second temps, où l’angoisse est là causée par l’objet. Lacan dira causée par le manque du manque. La manifestation de l’angoisse dont témoigne le sujet n’est donc pas sans objet, comme l’indique Lacan et c’est à partir de cet affect que l’on peut chercher quels sont les objets en jeu et de quel réel du sujet ils témoignent.

L’Angoisse

C’est parce qu’Alice sait que l’angoisse est un affect qui ne trompe pas qu’elle vient en parler à l’analyste. Ainsi, depuis qu’une mauvaise rencontre l’a saisie, cette jeune femme ne peut plus travailler. Alors que ses parents lui font une visite surprise dans la ville où elle fait ses études, très loin de la maison familiale, Alice est saisie d’angoisse. Celle-ci demeure une fois les parents partis et l’empêche de travailler. À partir de ce point, Alice remonte le fil de l’angoisse et se souvient de sa première manifestation il y a quelques années, lorsqu’elle rencontrait par surprise un ancien amoureux qui l’avait quittée. C’est à la suite à cette rupture qu’elle avait quitté sa ville natale, sans trop savoir pourquoi. Alice n’a pas questionné les raisons de cette séparation, ni ses effets. Cependant, l’angoisse qui surgit lors de la visite de ses parents l’interroge. En effet, Alice n’a de cesse d’affirmer à quel point ces derniers lui manquent et ne comprend donc pas sa réaction à leur visite.

Une enfance rêvée 

Alice raconte une enfance « merveilleuse ». Elle ne tarit pas d’éloge sur ses parents qu’elle décrit comme très aimants. Pourtant, une ombre ternit l’image d’une époque perçue comme si heureuse. En effet, elle a le souvenir de s’être réfugiée dans un monde imaginaire dans lequel elle avait mis en place un dispositif qui la tenait éloignée des autres. Mais de quoi doit-elle s’éloigner ?

Alice a découvert à l’adolescence l’alcoolisme chronique de son père et les disputes avec sa mère qui en découlaient. Elle s’est rendu compte également de l’état dépressif de sa mère. Il s’avère alors que ce foyer si heureux pour elle, était en fait tourmenté par les tensions dues au mal-être des parents. Je lui fais part de mon étonnement concernant la distance entre son ressenti d’une enfance parfaite et le malaise familial qu’elle décrit. De quelle façon une petite fille peut-elle refouler à ce point une réalité si douloureuse ?

Alice a trouvé de solides appuis auprès de ses maîtres d’école et dans le travail scolaire. Elle était une brillante élève et s’est toujours sentie très heureuse en classe. Cette identification aux maîtres lui a permis de tirer un rideau sur la faille familiale, mais, par la même occasion, l’a empêchée d’en saisir toute la dimension angoissante. C’est en s’interrogeant sur le sens de son angoisse qu’elle commence à révéler dans les séances l’objet qui en est la cause. Ses parents ont traité leur propre angoisse en l’étouffant par un excès d’alcool et de médicaments. Elle a, durant son enfance, choisi à son tour de ne rien savoir et s’est réfugiée dans un monde imaginaire. C’est l’objet dans sa fonction de bouchon qu’Alice révèle par la description d’une enfance rêvée, dont peu de souvenirs et d’affects demeurent. C’est justement ce qui semble ébranlé lorsque son amoureux la quitte, provoquant ce qui ressemble à un passage à l’acte : quitter sa ville natale. Elle, qui a vécu son enfance sans subjectiver la rupture familiale intime, n’a pu, au moment où elle est quittée par un homme, que s’éloigner sans questionner cette rupture.

Jacques-Alain Miller précise que l’apparition de l’angoisse survient « quand il y a objet et quand il y a trop d’objets »[2]. Nous pouvons supposer que l’angoisse surgit chez cette patiente lorsque ceux dont elle s’est séparée font irruption soudainement. La présence chez elle des parents semble faire apparaître l’horreur dont Alice s’efforce de s’écarter depuis l’enfance. La levée de ce qui occulte la maladie des parents provoque l’angoisse en faisant apparaître son objet. C’est en parlant de ce qui l’angoisse, au lieu de le cacher ou de s’en séparer, qu’Alice commence à repérer le décalage entre son monde imaginaire et la réalité, et à se sentir ainsi apaisée.

Ouverture

Alice a trouvé au CPCT une façon d’apaiser son angoisse en la traitant par le signifiant. Ce parcours lui a permis d’apercevoir ce qu’elle rejetait jusque-là. L’envie de savoir qui se fait jour la conduit alors à vouloir entreprendre une analyse.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004. [2] Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire L’angoisse de Jacques Lacan », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil n° 59, 2005, p. 80.

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Une performeuse

D., trente-trois ans, vient au CPCT à la suite d’une rupture avec son petit ami, relation qui durait depuis un an environ. Elle est effondrée à l’idée de le quitter. Elle parlera beaucoup, lors des premiers entretiens, de leur relation : elle avait une demande importante tant de présence que de signes d’amour, et c’est ce qui aurait provoqué la rupture, du fait de l’exaspération de son ami face à ces demandes.

D. est artiste, performeuse. Elle organise des performances dans la rue où elle approche des passants usant de son corps, pour les surprendre. Dans ce qu’elle appelle ses « performances », le regard et le toucher – ce dernier en moindre mesure – sont très présents : elle se fait regard pour surprendre les piétons et se présenter à eux avec une allure très bizarre.

Elle est en France depuis une paire d’années pour faire une thèse qu’elle n’arrive pas à écrire. Lorsqu’elle doit écrire, elle commence à s’éparpiller, sans parvenir à s’asseoir pour travailler, sans pouvoir tenir en place. Elle dit se sentir « nulle part » : ni totalement en France ni non plus dans son pays d’origine. Au fond, elle ne trouve pas sa place dans l’Autre. Une intervention de ma part apportera un soulagement à cette angoisse : « Pour l’instant vous êtes ici », la logeant dès la deuxième séance dans le traitement, qui commence donc à partir de cette intervention.

D. évoque une certaine naïveté dans son rapport aux hommes, du fait qu’elle ne voit jamais que souvent ils veulent autre chose d’elle qu’une simple amitié. On pourrait prendre cette naïveté dans le sens de ce que Lacan dit dans le Séminaire VIII Le transfert: le sujet aimé « ne sait pas ce qu’il a »[1], ne sait pas ce qu’il renferme comme agalma pour le partenaire. Mais cette naïveté, articulée à l’accentuation de l’axe imaginaire dans le rapport à son partenaire, nous conduit à nous demander s’il ne serait pas plutôt question d’une forclusion de la signification phallique, ce qui expliquerait alors sa difficulté à se situer par rapport au désir de l’autre et à ses « intentions ».

Une manière qu’elle a de traiter son angoisse, c’est de manger en excès, presque sans limites : manger n’importe quoi, à toutes les heures et sans éprouver le moindre goût pour ce qu’elle mange. D. met en lien cette boulimie avec le fait que, petite, le père s’alcoolisait souvent et les frappait, sa mère, et elle également lorsque sa mère n’était pas à la maison et travaillait la nuit. Le fait qu’elle soit substituée à la mère comme objet des châtiments du père l’assignait à une place incestueuse, confirmée par les sollicitations actuelles de son père pour qu’elle rentre au pays s’occuper de sa mère malade. « Je ne vais pas rentrer s’il ne me propose pas quelque chose », dira-t-elle, et surprise de ma question « quoi, exactement ? », elle répondra « je ne sais pas : quelque chose qui me permette de rester là-bas ». Elle ne paraît pas saisir la dimension incestueuse de la « proposition » qu’elle semble attendre. Décision qu’elle n’arrive pas à prendre et qui la plonge à nouveau dans l’angoisse.

Elle évoque un arrangement qu’elle aurait établi avec son père : il lui paierait des études en France pour qu’elle rentre ensuite s’occuper de sa mère. Je lui dis que cet arrangement est intenable, ce à quoi elle répliquera qu’elle ne veut qu’une chose : rester en France, prendre la nationalité française et trouver un travail. Décision qui n’a certainement pas résolu les choses pour elle, mais qui a ouvert un espace permettant de traiter ce qu’elle avait à traiter avec moi, sans être parasitée par cette sollicitation qui l’angoissait.

Mais a-t-elle vraiment son corps ? Il est possible qu’elle le mette en scène avec toute une série de gadgets censés impressionner les passants dans la rue, pour essayer justement de se donner un corps, là où elle ne l’a pas… On peut penser que le recours au regard des passants dans la rue vise à l’aider à se construire ce corps qu’elle n’aurait pas. Peut-être cherche-t-elle par ce regard à nouer ce corps à son statut de « performeuse ».

« Performeuse » serait donc une solution qui, à la manière d’un sinthome, lui permettrait d’articuler à partir d’un savoir y faire, son être dans le monde. Ce nom qu’elle se donne traite l’excès de jouissance qu’elle rencontre dans sa « pente autodestructrice », pour reprendre son terme. Jouissance logée aussi dans la déception qu’elle éprouve concernant l’appel de son père. Le cycle accompli au CPCT lui aura permis de s’en dégager, tout en s’affirmant dans la solution de « performeuse » qu’elle a mise en place. Nous nous quitterons au bout de seize séances.

« Performeuse », nom qu’elle s’est trouvé, présente l’avantage de prendre le corps dans une action, dans un « faire », qui le cadre et lui donne une consistance pendant la durée de la performance : cette action est éphémère et présente l’avantage, le temps qu’elle dure, de faire exister ce corps, dans le laps de la performance.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 51.

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