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Focus, L'Hebdo-Blog 41

Bal à la cour !

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Mlle de Chartres a été prévenue par sa mère : les hommes sont infidèles et trahissent les femmes. Car les hommes sont volages : même s’ils en distinguent une, ils finissent toujours par les vouloir toutes… l’une après l’autre. En substance : tomber amoureuse, d’un amour réciproque, c’est risquer de déchoir un jour de cette position d’exception. La tranquillité d’une amoureuse n’est jamais garantie…

Elle se le tient pour dit et a donc accepté sans passion de s’engager à un homme qu’elle respecte et qui l’aime mais qui ne l’émeut pas. Son corps reste froid, il est, « si on peut dire, en retard sur elle-même », comme l’a écrit Philippe Sollers[1]. Au moins elle est certaine que du seul fait que cette passion lui manque à elle, M. de Clèves lui sera fidèle : la confrontation à la castration restera de son côté à lui. C’est d’ailleurs à nouveau ce qu’elle évitera, dans un choix politique digne de celui de Dora, avec le duc de Nemours, l’homme dont elle ne va pas tarder pourtant à tomber amoureuse…

Voilà donc, la princesse fraîchement mariée, jeune et belle à ravir, prête pour le bal que le roi Henri II donne au Louvre pour les fiançailles de Claude de France avec un prince de Lorraine. Mariée, tout devient possible à la cour de Valois pour une femme qui intrigue et veut s’amuser. Décidément à part, notre princesse, toute parée de sa vertu, vise l’Autre absolu qu’elle s’efforce donc de faire exister. Elle a entendu parler de ce grand séducteur devant l’éternel (ici le père du mythe, son rival) qui arrive tout droit de Bruxelles où il était occupé des affaires de l’État.

Chacun des futurs amants s’est préparé avec soin. L’heure est aux rubans, aux parures et aux grands noms. L’histoire d’amour évidemment a commencé avant leur rencontre, avec les mots qui la précèdent et le discours qui la soutient. La magnificence et la galanterie posent le cadre de la parade amoureuse. Mme de Lafayette use autant des superlatifs et d’hyperboles que de termes vagues, dans le style des Précieuses qui avaient tant horreur du trivial. Ainsi « le prince est fait d’une sorte qu’il était difficile de ne pas être surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu ! » Vraiment ! Et pourquoi donc ? On aimerait bien en savoir plus. Le récit du bal est la chronique Harlequin de l’époque, avec ses clichés inévitables de la rencontre amoureuse sur fond d’idéalisme précieux: le coup de foudre du séducteur qui n’a besoin que de paraître pour déclencher les soupirs de la belle, la beauté de ce couple exceptionnel, le murmure de louange qui s’élève dans la salle lorsqu’il danse. Il ne se passe pas grand-chose : quelques regards posés (l’objet dont Lacan nous a appris qu’il élude le plus la castration), un tour de piste sans un mot et les dés sont jetés. L’agalma est là sous leurs yeux : ils tomberont sous le coup de l’amour, dans le commencement d’un aveuglement qui ne cessera de s’approfondir. Car après cette irruption, plus rien ne sera jamais comme avant ! Pour l’heure, déjà Nemours se dévoile, la princesse minaude et le roi sert le destin…

Mme de Lafayette s’amuse-t-elle ? Ce fracas qui marque l’arrivée du prince, inutile et cocasse dans un moment qui porte en creux la tragédie qui se prépare, n’en témoigne-t-il pas ? Ne nous entraîne-t-elle pas subtilement à rire avec elle de ce coup de foudre qui finira mal, trop caricatural pour n’être pas railleur ?

Le roman a été publié de manière anonyme. « L’auteur n’a pu se résoudre à se déclarer : il a craint que son nom ne diminuât le succès de son livre », précise le libraire aux lecteurs. Toute sa vie, Mme de Lafayette semble avoir résisté, dans un dédain aristocratique, aux pressions qui la conjuraient à sortir de l’anonymat en signant ses récits. Elle n’a pas levé le secret même auprès de ses proches et a gardé jusqu’au bout un petit coin de bâillon sur la bouche, pour reprendre l’expression utilisée par Lacan à propos de son héroïne. Gageons pourtant, à voir comme elle s’amuse là et contrairement à la Princesse que la pulsion de mort, à l’œuvre dans toute rencontre amoureuse, ne l’aura pas, elle, entièrement recouverte !

[1] Sollers P., Éloge de l’infini, Paris, Gallimard, Folio 3806, p. 428-430.

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