« Lorsque j’avais six ou sept ans, j’étais convaincu qu’il existait deux vies, l’une où l’on vivait les yeux ouverts et l’autre où l’on vivait les yeux fermés ».
(Federico Fellini, Le Livre de mes rêves [1])
Que le délire ne soit pas l’apanage de la psychose, Freud l’avait déjà découvert lors de ses recherches autour de la perte de réalité dans la névrose et la psychose. Il a pointé dans la névrose, « une tentative de remplacer la réalité indésirable […] par l’existence d’un monde fantasmatique » [2]. Il y a une urgence à donner du sens à ce bout de réel qui fait effraction pour chaque être parlant, de l’envelopper dans les signifiants de l’Autre « qui tire les ficelles de ce qu’on appelle imprudemment le sujet » [3]. Ces signifiants tentent de tracer une voie à « notre destin égaré » [4] de corps parlant, faisant de l’inconscient lui-même « une élucubration de savoir » [5] que le sujet se crée à partir du discours de l’Autre.
Mais que vise une analyse, sinon cette singularité enfouie au creux de chacun et que ce savoir vient recouvrir ? Que vise une analyse, sinon de « saisir chacun comme un Un absolu » [6], c’est-à-dire séparé de la contamination par le discours de l’Autre ? Il s’agit d’approcher cet intime dont le sujet, profondément endormi au rythme des notes de sa petite chansonnette, ne veut rien savoir, puisqu’il sait qu’en effritant ses défenses, il s’expose à un danger.
À cette soumission au régime du signifiant qui tisse la trame délirante de chaque être parlant, Jacques-Alain Miller oppose la duperie. Plutôt que de vouloir « régul[er] le réel » en lui « imposant sa loi », il entrevoit comme « seule lucidité » de « monter un discours où les semblants coincent un réel, […] indifférent au sens », « auquel croire sans y adhérer » [7]. Il n’est pas question d’élucubrer davantage autour de ce point en y ajoutant du sens – ce qui équivaudrait à délirer avec le sujet. Il nous invite plutôt à viser le corps et la jouissance par l’usage d’un « signifiant nouveau […] qui pourrait avoir un autre usage » [8], c’est-à-dire un signifiant qui, venant écorner un sens trop fixé, révèle l’imposture de la chaîne signifiante et pousse au réveil.
Le choix d’une analyse implique de consentir à ouvrir les yeux sans être happé par un tout voir.
[1] Cf. Fellini F., Le Livre de mes rêves, Paris, Flammarion, 2020.
[2] Freud S., « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 2002, p. 302.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris VIII, cours du 14 mars 2007, inédit.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 48.
[5] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 113.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », op. cit.
[7] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », op. cit., p. 113.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », op. cit.