Tout le monde délire… y compris la psychanalyse.
La lecture de la réponse faite par Lacan aux étudiants en philosophie sur la fonction sociale de la « maladie mentale », est étonnante [1]. La fonction sociale de la folie tient à l’ironie dont elle encadre l’existence de l’Autre. Elle met en évidence la facticité de la relation sociale, en épinglant la soumission de celle-ci au domaine du langage et à l’empire du semblant. L’enjeu de l’ironie, voire sa prétention, est de faire du malentendu non plus un avatar ou un signe du refoulement, mais la mise en lumière du vide de la référence [2]. Aux confins de la clinique, lorsque le schizophrène est en butte avec l’impossibilité de dire quoique ce soit sur le réel, il ne reste au corps que d’être ce réel. Par cette incarnation sa vie devient l’ironie même, c’est la grimace d’Artaud devant la sottise de l’Autre. D’où parfois le délire, beaucoup plus tempéré, comme remède possible à la folie, en tant qu’expérience visant le sens.
Le névrosé est imprégné du semblant et si la psychanalyse a quelque raison éthique à son endroit c’est de lui permettre d’entr’apercevoir l’ironie d’une inexistence de l’Autre. Nuançons : à ses débuts la cure ne s’accorde pas à l’ironie, elle épouse plutôt la dynamique de la névrose. Les premiers pas du transfert sont à l’inverse de l’ironie, ils renchérissent le manque du désir, invitant même à s’y identifier. Plus encore, d’être le lieu où se déploie l’amour de transfert, la cure n’est pas indemne de la dimension du délire, celui-ci pouvant aller jusqu’à se déployer en une défense contre le réel de l’amour. Tel est le risque qu’emporte « la psychanalyse d’aujourd’hui » [3], c’est-à-dire de toujours, ratant ce qui pourrait amener l’analysant à disposer d’un point d’ironie dans le rapport à son existence. Ce point d’ironie est une ponctuation qui prévient le dramatisme du désir, soit d’aller à contre-pente de toute normalisation se faisant au nom du manque.
À cette fin, une stricte politique à l’endroit du sens est à tenir, qui ne se résume pas à constater que le sens est dans une dissidence avec le réel. Une politique que Lacan ne s’est jamais privé de mettre en œuvre, en particulier dans son enseignement. Sans doute y a-t-il encore à apprendre de la façon dont il construisait l’auditoire de son Séminaire. Il mettait en garde ceux qui l’écoutaient de donner trop de sens à ce qu’il disait, et de le faire trop vite. Cette mise en garde s’accompagnait parfois d’une robuste méthode pour y parvenir « c’est de vous en donner assez [du sens] pour que vous le vomissiez […] je ne vais pas y procéder avec le dos de la cuillère, je vais vous dire des choses à vomir, et puis après tout vous aurez le temps de les ravaler, comme le chien de l’Écriture » [4]. Comme le chien retourne à ce qu’il a vomi, ainsi le sot réitère sa sottise [5]. Lacan a souvent dit attendre beaucoup de ses élèves et tout autant s’être plaint de n’avoir pas été entendu. Une ironie lucide l’accompagnait en ce domaine. Dans le lien social il décharitait, ne reculant pas à mettre à l’épreuve la sottise du sens, soit sa jouissance. Son nœud, ingrat, est là pour nous en convaincre.
[1] Lacan J., « Réponse à des étudiants en philosophie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 207.
[2] Cf. Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, février 1993, p. 7.
[3] Lacan J., « Réponse à des étudiants en philosophie », op. cit., p. 209.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 13 décembre 1973, inédit.
[5] « Le livre des proverbes. Chapitre 26, verset 11 », La Bible ; autre traduction possible : « Comme le chien revient à son vomissement, le sot retourne à sa folie » (Bible de Jérusalem, Paris, Éditions du Cerf, 1998).