C’est dans un passage lumineux du Séminaire de Lacan sur Le Désir et son interprétation que cette référence subversive nous est rappelée.
En voici l’occurrence :
« La troisième espèce d’objet [après l’objet petit a et le phallus] remplissant exactement la même fonction par rapport au sujet à son point de défaillance, de fading, n’est rien d’autre, et ni plus ni moins, que ce qu’on appelle communément le délire. C’est très précisément pourquoi Freud a pu écrire presque au début de son expérience, lors de ses premières appréhensions – Ils aiment leur délire comme [ils s’aiment] soi-même, [eux-mêmes] […]. [Il s’agit alors] de saisir ce qui, dans leur forme, [lui] permet [au délire donc] de remplir la fonction de devenir les signifiants que le sujet tire de sa propre substance pour soutenir devant lui le trou, l’absence du signifiant au niveau de la chaîne inconsciente » [1].
Ainsi, le texte étonnant de Jean-Daniel Matet rend-il sensible, sous nos yeux ébahis, ce qui peut surgir comme désir vital, au plus profond d’un être, soumis non pas tant au trou du signifiant qu’à l’invasion de tout son corps « manipulé – retourné », « Abandonné à l’Autre de la technique et de la science » « pour permettre cette réanimation » [2].
Il n’y surgit pas moins, nous conte l’auteur avec une lucidité qui force le respect, qu’un délire, un vrai – flambant, pour « assumer la situation », sous la forme d’« une suite d’assertions, de traductions de signes » – sinon insupportables – pour faire face à ce réel impossible et « conserver une sorte d’unité psychique qui pouvait voler en éclat » [3].
Un délire donc et, contrairement au sujet psychotique, une heureuse sortie de celui-ci dans la confrontation à la réalité retrouvée.
Tout autre semble être ce délire vrai, que J.-A. Miller impute à l’analysant, quand celui-ci s’assure de l’appui du scénario de son fantasme pour regarder le monde depuis ce que Lacan nommait, dans sa « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », sa « fenêtre sur le réel » [4].
Un scénario qui, ne l’oublions pas, s’écrit aussi selon une articulation, celle qu’il peut y avoir entre le sujet et l’objet, un sujet qui, une fois pris dans le cristal du langage, s’aperçoit qu’il lui est impossible de se nommer, aussi bien avec les mots qu’avec cet objet mis en place de ce qui manque, et qui reste donc innommable.
Et oui, tant que l’on reste captif d’un tel scénario, de ce regard sur le monde, on ne le sait pas, mais on est fou. Car ce scénario raconte, lui aussi, des histoires à dormir debout !
Alors, comme l’Alice de Lewis Caroll, il faut traverser cette épreuve initiatique et ouvrir cette porte qui, sinon, reste fermée. Et, par exemple, déjouer le piège que l’on se tend à soi-même, comme cette tendance à vouloir se faire disparaître de la scène, en plongeant dans le trou du lapin blanc.
Mais il faut, pour atteindre cette autre rive, laisser cet habit de fou, assécher ces lacs et ces rivières de larmes, comme cela a été réalisé pour le Zuyderzee – autre référence de Freud – et consentir à y reconnaître, au milieu de cet assèchement, ce qu’il y a, sa pierre, précieuse ou pâle, quand l’eau du moulin à délirer s’est retiré de la lande [5].
Une lande non plus dévastée, non plus « ce champ perdu de l’être du sujet » qu’elle se trouve être au début du chemin, mais en attente de trouvailles à venir de la part de ceux qui parlent, et qui savent aussi, quand il le faut, étant devenus analystes, se taire.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, 2013, p. 452-453.
[2] Matet J.-D., « Convoqué ! », Lacan Quotidien, n°880, 17 avril 2020, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[3] Ibid.
[4] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 254.
[5] Lacan. J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 599. Cette référence de Freud est donnée par Jacques-Alain Miller : « Reprenons par exemple le Wo Es war, Soll Ich werden. Cette phrase est la pénultième de la XXXIe conférence de Freud, intitulée ‘‘La décomposition de la personnalité psychique’’, parue en 1933 dans ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (trad. fr., Paris, Gallimard, 1984, p. 110). Dernière phrase : ‘‘Il s’agit d’un travail de civilisation, un peu comme l’assèchement du Zuyderzee.’’ ».