« Voilà ce dans quoi Freud a cheminé. Il a considéré que rien n’est que rêve, et que tout le monde (si l’on peut dire une pareille expression), tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant. » [1] Pourquoi Lacan soutient-il ici que pour Freud « rien n’est que rêve » ? Pourtant Freud avait très tôt démontré par la clinique du rêve d’angoisse et du rêve traumatique que ces irruptions rendent inutile toute opposition entre le rêve et le réel, ces phénomènes de rupture montrent ce qui, au sein du rêve, n’est pas songe mais trou, béance. Ici l’accent est mis dans le « ça rêve » généralisé, rêve et délire sont équivalents, faits d’une même étoffe, celle de l’articulation entre signifiants dans une chaîne, S1-S2 : « le langage est un effet de ceci : qu’il y a du signifiant Un. Mais le savoir, ce n’est pas la même chose. Le savoir est la conséquence de ce qu’il y en a un autre. Avec quoi ça fait deux – en apparence. Car ce deuxième tient son statut justement de ceci : qu’il n’y a nul rapport avec le premier, qu’ils ne font pas chaîne » [2].
L’équivalence entre rêve et délire efface toute idée de normalité, car ce délire n’est pas un fait pathologique mais une folie universelle, notre folie à tous, la folie qui nous pousse à quoi ? À produire des S2, à articuler un savoir à partir des signifiants seuls. Dans les dernières années de son enseignement, Lacan remet en question de façon radicale tout rapport nécessaire entre signifiants. L’idée même de chaîne signifiante est touchée dans son fondement, car du moment où le réel et le savoir sont radicalement disjoints, qu’entre un signifiant et le suivant il n’y a pas de loi a priori qui fonde cette liaison, la quête analytique de ces S1 débouche sur une orientation anti-délirante, anti-liaison, anti-historique. C’est pourtant une orientation qui se fonde sur un impossible, car nous passons notre temps à rêver…
L’Innommable de Beckett, ce monologue intérieur, ininterrompu, incessant, interminable où, par une voix neutre, l’écrivain témoigne justement de ce délire collectif que sont nos histoires pour constater, enfin, dans les dernières pages du roman, qu’il n’y aura pas d’issue possible, que le réveil est un impossible :
« Inutile de se raconter des histoires, pour passer le temps, les histoires ne font pas passer le temps, rien ne le fait passer, ça ne fait rien, c’est comme ça, on se raconte des histoires, puis on se raconte n’importe quoi, en disant, ce ne sont plus des histoires, alors que ce sont toujours des histoires, ou plutôt il n’y a jamais eu d’histoires, ça a toujours été n’importe quoi, on s’est toujours raconté n’importe quoi, d’aussi loin qu’on se rappelle […] impossible de les arrêter, impossible de s’arrêter, je suis en mots, je suis fait de mots, […] je suis tous ces mots, tous ces étrangers, cette poussière de verbe, sans fond où se poser » [3].
C’est la raison pour laquelle Maurice Blanchot, dans son commentaire du roman beckettien, pense qu’on est en présence d’un livre qui arrive à approcher au plus près le « mouvement d’où viennent tous les livres ; de ce point originel où sans doute l’œuvre se perd, qui toujours ruine l’œuvre […] ce point où elle est l’épreuve de l’impossible» [4]. Ce même point que Lacan signalait comme étant la menace d’effondrement que la publication de Finnegans Wake [5] pouvait constituer pour la littérature elle-même : « La réveiller, c’est bien signer qu’il en voulait sa fin. Il coupe le souffle du rêve. » [6]
Pourquoi je relis L’Innommable de Beckett depuis ce mois de mars ? Peut-être que parce que face à l’innommable, le silence ne sera pas une issue valable, dénoncer l’impuissance des histoires non plus [7], mais la réponse beckettienne donnée par celui qui a fait l’expérience d’avoir été si près de ce seuil où les mots lâchent : « il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent » [8].
[1] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 278.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 11 décembre 1973, inédit.
[3] Beckett S., L’Innommable, Paris, Minuit, 2004, p. 166.
[4] Blanchot M., Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 290 et 294. « C’est cette approche de l’origine qui rend toujours plus menaçante l’expérience de l’œuvre, menaçante pour celui qui la porte, menaçante pour l’œuvre. » (Ibid., p. 294).
[5] Joyce J., Finnegans Wake, Paris, Gallimard, 1982.
[6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 570.
[7] Avez-vous remarqué les « défis » actuels sur Facebook ? On défie un ami à poster les couvertures des dix livres qui l’ont le plus marqué. N’est-ce pas un appel à saisir ce qui a fait rencontre entre une histoire commune et partageable avec le point d’où le livre a été lu ?
[8] Beckett S., L’Innommable, op. cit., p. 213.