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S.K. (Architecte)

« L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. »[1]

4’18’’ : Le début du film[2]. Nous sommes en Italie « terre du dôme et de l’architecture, de la bonne cuisine, et des grands idéaux ». Protégées par le majestueux Panthéon romain, plusieurs personnes habillées avec un soin extrême escabotent autour d’une table. Entourées de monuments imposants, elles semblent satisfaites. Au milieu, Stourley Kracklite – que nous appellerons S.K., architecte américain réputé, constitue le centre de gravité de la scène. Dans son beau costume, il agit en animateur de soirée. On fête son anniversaire autour d’un gâteau sphérique, réplique du Cénotaphe à Newton, chef-d’œuvre du grand architecte des Lumières, Etienne-Louis Boullée. S.K. est venu à Rome, accompagné de sa femme, pour présenter une exposition sur Boullée, sur laquelle il travaille depuis dix ans.

Pendant cinq minutes, le corps de S.K. semble trouver son point d'appui pour se placer et contempler le monde. Mais bien vite, on assiste à la progressive décomposition de son corps, de son couple et de sa carrière. Le corps de S.K. ne tient plus. Ce défaut d’escabeau, dans la bataille des escabeaux qui commencent à se froisser, pose une première question : de quelles pièces est fait un escabeau ?

Qu’est-il donc arrivé ?[3]

Juste avant la première manifestation de douleurs abdominales de S.K., on entend les paroles de sa femme qui viennent rompre l’équilibre. En quelques mots, elle heurte deux points d’appui de son mari : son sinthome, l’architecture, et le signifiant maître Boullée qui lui sert d’idéal. S.K. n’est pas Joyce, écrivain préféré de Peter Greenaway. Ce dernier déclare d’ailleurs « le cinéma est mort ». Selon lui, c’est l’art qui a évolué le plus lentement, car il « n’a pas eu son propre Joyce »[4]. Le protagoniste de son quatrième film, Le ventre de l’architecte, est, comme toujours, un créateur. Cette fois, c'est un architecte, S.K. (architecte) tel qu’il signe ses lettres. S.K. le bien nommé. Ce choix permet au cinéaste de nous livrer une première thèse qui établit l'analogie entre l’architecture et la fabrication du corps chez le parlêtre, car, dans les deux cas, il s’agit de « quelque chose qui s’organise autour d’un vide »[5]. P. Greenaway pose une question qui traverse tout le film : que se passe- t-il lorsque le vide n’a pas été constitué ?

Cette œuvre cinématographique démontre les conséquences du ratage architectural du parlêtre. Concernant le corps, la pulsion émerge dans le réel sous forme de boule énigmatique qui s’empare du ventre de S. K. On assiste à un défilé de ventres remplis. Concernant l’architecture, Greenaway pointe l’impasse dans la construction, choisissant deux architectes, Boullée et Kraklite, qui ont très peu construit. On visite une série de d’édifices funéraires, tels que le Panthéon et le Monument à Victor-Emmanuel II, qui abritent des morts illustres et une troisième bâtisse jamais construite, le Cénotaphe (du grec kenos, vide, et taphos, tombeau) créé par Boullée en 1784, en l’honneur de Newton. À l’inverse des deux autres, celui-ci est vide. L’omniprésence de ce monument impossible, métamorphosé en dessin-maquette-gâteau-petite lampe, semble bien exprimer le drame du protagoniste. Pour S.K., le tombeau n’est pas vide. À l’aide de différents supports – notamment l’écriture de lettres à Boullée signées de son nom « S.K. Architecte »-, il tentera d’habiller la Chose qui l’envahit et d’y coller une image qui puisse lui servir de corps.

L’objet déchet

2h80 : Le film s’achève. Retour au restaurant chic du Panthéon. Le ventre de S.K. est « rongé et pourri ». Tout semble l’avoir lâché : sa femme, la direction de l’exposition, ainsi que l’image du corps, dévoilant l’objet déchet auquel il se voit réduit. Alcoolisé et sale, il finit plié de douleur. Cependant, une chose lui restera fidèle et l’accompagnera jusqu’à son dernier souffle. Soudain il répond aux questions d’un personnage kafkaïen qui lui demande son nom, sa nationalité et sa profession. « I’m architect » affirme S.K. « That’s all », réplique une petite voix. C’est cette identité d’architecte qui lui permettra de grimper, non pas sur son escabeau, mais sur les escaliers de service de l’exposition, le jour du vernissage. Faute d’image pour affronter les autres, il atteindra le sommet, par les coulisses de la scène, afin de contempler d’en haut le spectacle du monde dont il ne fait plus partie. C’est alors que S.K. adopte la position de L’homme de Vitruve, canon des proportions du corps humain : de face, tout droit, jambes serrées, bras tendus à l’horizontale, encadré par une fenêtre. Identifié au regard, il se jette dans le vide, réalisant avec son propre corps un geste architectural par excellence : ouvrir une fenêtre[6]. Avec ce « suicide d’architecte » Greenaway signe la fin de ce film, où il met en scène le drame de la création, en nous livrant sa grande leçon : dans l’art, tôt ou tard, le propre corps de l’artiste peut devenir le support même de son art.

[1] Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565. [2] Le ventre de l’architecte de Peter Greenaway, sorti en 1987. [3] Pour y répondre, nous suivons l’indication précieuse donnée par J.-A. Miller in La Conversation d’Arcachon, Le Paon, Agalma, Paris, 1997, p. 248. [4] Interview de P. Greenaway, in Russian Beyond the headlines, Moscou, 25 avril 2014. [5] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 162. [6] Wajcman G., Fenêtre, Verdier, Paris, 2004, p. 94-99.

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La solitude de la victime[1]

Le thème « La solitude de la victime » a été abordé à travers la question du langage : celui-là même qui parfois ne répond plus face à l’horreur.

Le recours à l’analyste, à rebours des collectifs de victimes, introduit le sujet à un bien-dire qui fera son chemin au-delà du pathos.

Les événements de l’Histoire font apparaître ce qui atteint le fondement du langage :

- l’indicible et l’impossibilité de penser,

- la politique du langage et l’exil de la langue,

- la solitude du sujet.

De nos deux invités, Jean-Louis Aucremanne, psychanalyste auprès de toxicomanes en institution, rencontre ces violences du /et dans le langage.

Comment se tenir à la hauteur du réel de façon digne ? Comment œuvrer avec le réel ? sont les deux questions qui orientent une éthique. Interroger à quel Autre le sujet a affaire quand il est poussé aux insultes, à l’agression, à se faire le déchet du monde… Apprendre la langue du sujet et le poids des mots pour lui, c’est faire de l’institution une alternative de paroles.

Mais nous ne sommes pas dans une pastorale, et si le langage selon Georges Steiner peut avoir une certaine force de vie, il peut aussi devenir une « mécanique gelée » et amener la mort de la culture.

Que pouvons-nous apprendre des artistes, des poètes ? J.-L. Aucremanne rappelle que si le mot est le meurtre de la chose, sous la chose soi-disant morte la pulsion est toujours vivante, irréductible à une simple cognition. La poésie n’est-elle pas « résistance » ? C’est à travers l’œuvre de Francis Ponge, puis celle d’Antonin Artaud, que J.-L. Aucremanne nous mène à cette respiration vitale : il faut parler contre la langue, contre les paroles entendues, contre la jouissance mortifère et trouver dans la langue « ce qui la brise ».

C’est avec son goût de la langue, des langues, que Susanne Hommel, quant à elle, nous restitue son « passage » d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre :

« Être née en Allemagne en 1938 faisait de moi une victime qui n’avait pas le droit de se plaindre puisque j’étais du côté des bourreaux. Il fallait faire avec cette “profonde fissure” comme disait Freud : “déchirure dans le Moi, qui ne guérira jamais plus”[2].

En allemand, victime se dit Opfer et résonne dans le corps comme résonne le cri dans la tragédie grecque. Le franchissement de la position de victime se fait dans l’urgence, dans une fraction de seconde. Souvenir-écran de notre départ de Dresde, Opfer-stadt, par le dernier train grâce à la fraction de seconde de la décision maternelle. Sauvés !

Ainsi Thomas Bernhard[3] évoque lui aussi des moments de ruptures radicales, de décision, de questions de vie ou de mort. Au moment de l’acte on ne réfléchit pas aux conséquences, c’est un temps logique, comme l’acte d’Antigone vis-à-vis de Polynice.

Petite fille allemande victime de la peur, de la faim, du froid, mais aussi victime de ne pas pouvoir revendiquer d’être victime. La culpabilité et la dette ont en allemand le même signifiant : Schuld !

Cette phrase de mon amie Anne-Lise Stern, déportée à Auschwitz, “nous sommes allemandes toutes les deux” a été un cadeau inouï, m’extrayant de la position de bourreau.

Quitter l’Allemagne, couper, tout était à inventer au risque de rencontrer le vide… J’ai refusé la langue allemande pendant des années, l’analyse me l’a rendue. »

Précieux temps de travail qui a traité d’une profonde « question humaine », celle de la vigilance que nous devons porter à l’usage de la langue, comme il a été dit dans la conclusion.

[1] Après-midi proposé par le Bureau de Rennes de l’ACF-VLB et préparé par Caroline Doucet, Véronique Juhel, Gaël Nevi, Géraldine Somaggio – Avec deux invités : Susanne Hommel et Jean-Louis Aucremanne [2] Freud S.,  « Le clivage du moi dans le processus de défense », Résultat, idées problèmes II, Paris, PUF, 1985, p.284. [3] Bernhard T., Sur la terre comme en enfer, traduit et présenté par Susanne Hommel, La Différence, 2012.

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La pulsion, de la vie à la mort

Pour aborder la difficile question de « La pulsion et le corps, de Freud à Lacan », l’ACF réunionnaise a choisi un lieu de rencontre, la salle de cinéma.

L’obscur éclairé par la lumière de l’image y est propice à mettre le parlêtre en situation d'y éprouver ce qui  vient à s’écrire et qui le concerne et s’y révèle.

Pari est fait que le film La fureur de vivre sera le pré-texte ouvrant à une rencontre possible autour de la pulsion et la puberté.

Découvrons ici l’argument à partir duquel offre sera faite d'une conversation avec le public.

Analystes et analysants vont au cinéma. Certains cinéastes se sont intéressés plus particulièrement à la psychanalyse et l’on trouve parfois son influence dans leurs œuvres. Le cinéma peut alors devenir un outil sur lequel prendre appui pour illustrer les notions théoriques qui sont abordées lors du Séminaire d’introduction à la psychanalyse, dont le thème de cette année, articulé sur trois séances est : « La pulsion et le corps, de Freud à Lacan ».

Ce thème nous permet de nous questionner sur la distinction entre organisme et corps. Comment, par quoi, le corps est-il habité ? Quelles sont ces manifestations corporelles qui parfois nous encombrent ? Pour trouver une réponse à ces questions, c’est du côté de la pulsion, que nous devons chercher. C’est ce que J.-A. Miller rappelle : « Le corps parlant parle en terme de pulsions »[1] et c’est ce que Sigmund Freud, au début du XXe siècle, nous transmet dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle.

C’est là qu’il emploie pour la première fois le terme de pulsion en développant la pulsion sexuelle à l’instar de celle de la faim. Ce n’est pas un instinct, mais un besoin qui appelle à la satisfaction par des voies différentes, même marquées du sceau de l’interdit, car des déviations sont possibles. Mais, pour qu’il y ait satisfaction, des objets doivent entrer en scène. Freud note que quel que soit le rapport du sujet à l’objet, quelle que soit la valeur accordée à cet objet, la pulsion trouve toujours un moyen pour se satisfaire.

C’est à partir de l’écoute de ses analysantes hystériques que Freud déploie le symptôme comme voie où puisse se frayer une pulsion sexuelle « développée » lorsqu’elle entre en conflit avec un rejet exagéré de la sexualité.

C’est en observant des enfants, et le plaisir trouvé dans certaines de leurs activités que Freud démontre que la pulsion trouve sa voie de satisfaction d’abord par le corps propre et ne demande qu’à se répéter. Nous sommes aujourd’hui loin du scandale que les notions de sexualité infantile et de pervers polymorphe ont déclenché à l’époque et il est admis aujourd’hui que l’enfant est un chercheur. Sa pulsion de savoir s’appuie sur le plaisir scopique et il a un attrait pour des questions d’ordre sexuel.

Les sensations éprouvées dans le corps dès le plus jeune âge, par l’autoérotisme ou en lien avec l’Autre, ont une place prépondérante dans nos représentations psychiques. Les activités sexuelles inscrites dès la prime enfance vont laisser des traces dans les modalités de rencontre avec l’Autre, et dans la construction du lien social. Les pulsions partielles, toujours à l’œuvre malgré le primat du génital, vont modeler la singularité du sujet dans son rapport à l’objet et ainsi teinter son mode d’être au monde, donner « corps » à ses petites particularités, faire que le corps parle, faire de l’homme un parlêtre.

La fureur de vivre[2] est le film qui a été choisi par notre séminaire pour aborder la pulsion à la puberté. La quête d’amour, les amitiés fortes, la remise en question de l’autorité parentale mais aussi l’appel au père en tant que référence, sont les thèmes mis en avant dans le scénario. Un adolescent est en quête d’une place, attend de son père qu’il occupe pleinement la sienne. Tout se bouscule lorsqu’il rencontre une jeune fille en mal d’amour. Le déferlement de la pulsion sexuelle à l’adolescence entraîne le déchaînement des émotions et des sensations. La pulsion cherche sa satisfaction, et parfois même au prix de la mort. La fiction rencontre ici la réalité, puisque James Dean, révélé par ce film, décède avant même la première projection au cinéma, à cause de sa passion pour la vitesse.

[1] Miller J.-A., Présentation du thème du Xe Congrès de l’AMP, Rio de Janeiro, 2016, « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, Paris, Navarin, 2014, p. 112. [2] Réalisé par Nicholas Ray, 1955, avec James Dean, Nathalie Wood, Sal Mineo.

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Un adolescent sous contrôle

L’Hebdo Blog a posé une question à Agnès Bailly, en guise de liminaire à la soirée de l’Envers de Paris prévue le 16 avril salle du quartier de Notre Dame des Champs, 92 bis boulevard du Montparnasse 75014 Paris.

HB – Le corps, rien de nouveau, en apparence ! L'Homme a toujours eu un corps. Il l'a mis en mouvement, il l'a utilisé, il le dompte, le mire, le donne à voir, en jouit, etc.

Aujourd'hui quelque chose changerait ?

A. B. – La soirée du 16 avril prochain proposée par l’Envers de Paris, vers le congrès de l’AMP, a pour titre : « La civilisation du corps et son malaise ».

J’y aborderai le cas d’un adolescent venu me rencontrer dans un centre de consultation psychanalytique gratuit[1], pour me parler de son « problème avec le travail » et des conflits avec sa mère et ses professeurs qui l’empêchent de parler en son nom alors qu’il veut se faire entendre. La mère attend des consultations une remise au travail rapide de son fils. Faute d’efficacité immédiate sur le plan comportemental, cette mère impatiente consultera un centre spécialisé pour les « troubles de l’attention » d’où son fils repartira estampillé, avec le traitement adéquat.

Les troubles en tous genres à dépister, ça n’est pas nouveau. Ils sont centrés sur le fonctionnement du corps. Leur évaluation se fait à base de questionnaires à cocher, sans jamais tenir compte de la dimension symptomatique du corps qui est pourtant une réponse du sujet.

Mais ce qui change peut-être aujourd’hui, c’est que certains parents modernes, hyper-informés par les médias, traquent eux-mêmes les dysfonctionnements de leurs enfants. Ils détectent lesdits troubles, en font le diagnostic, puis exigent du centre spécialiste le traitement pour que tout rentre dans l’ordre.

Et quand le discours du maître se colle aux attentes des parents, le sujet peut se retrouver effacé, réduit à un corps « vide », c’est-à-dire vidé de son énonciation. C’est en effet ce que viendra me dire cet adolescent après la prise du traitement qui « lui ferme sa gueule ». Il est assailli par l’angoisse. Il ne se reconnaît plus, ni dans son corps ni dans ce qu’il dit. Il est « sous contrôle » de « sa » Ritaline qui lui dicte « les bonnes conduites ». Il ne peut plus donner « son point de vue ».

Quand l’exigence du maître est centrée sur le corps ainsi dévitalisé, c’est la dimension du discours qui est abolie et le surmoi féroce surgit. Le corps est un corps qui parle !

[1] Association parADOxes, consultations psychanalytiques gratuites et ateliers, 11-25ans, 212 rue Saint Maur, 75010 Paris, 06 16 97 66 80. Site : paradoxes-paris.org

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De quelle langue suis-je né ?

Bénédicte Jullien choisit deux mises en scène, l'une théâtrale, l'autre chorégraphique, dans lesquelles, à partir d'une histoire singulière, se dévoile la grande Histoire dans un contexte social et politique.

Peter Handke revisite son histoire mise en scène par Alain Françon au Théâtre des Ateliers Berthier[1]

À travers le cheminement d’un homme dans les arcanes de son histoire singulière, c’est la grande histoire qui se dévoile. Avec Toujours la tempête, au titre shakespearien, Peter Handke revient dans la région où il est né, sur les traces de la famille dont il est issu, et au cours de cette période qui a précédé sa naissance – la deuxième Guerre mondiale –, dans les montagnes de Carinthie au sud de l’Autriche, où l’on parlait slovène.

De quel désir suis-je né ? P. Handke étend cette question au-delà du couple de ses parents et nous plonge au cœur de la famille de sa mère : les relations qui unissent ses membres, le langage qui y circule, leurs origines paysannes, leurs différents destins. Mais il raconte aussi le contexte politique dans lequel un pays en annexe un autre et lui impose de renoncer à sa langue pour en parler une autre. Quelle que soit la perspective, P. Handke nous fait entendre qu’il y est toujours question de langue. Dans quelle langue suis-je parlé ? Quelle langue devrais-je choisir ? Quelles traces laissent ces langues sur ce qui m’oriente dans le monde, sur mon rapport à l’autre, sur ce que je suis et ce que je deviens ?

La mise en scène toujours subtile d’Alain Françon et l’excellente incarnation des comédiens font honneur à la pièce de P. Handke. Le décor sobre, au sol accidenté et légèrement incliné suggère les aspérités de la vie à la montagne. Dans un jeu d’ombre et de lumière qui évoque la dimension onirique du souvenir, il nous plonge dans le paysage mental du héros, nommé par l’auteur « Moi ». Les personnages apparaissent et se racontent au fur et à mesure qu’il reconstruit son histoire. Il y a toujours quelque chose de remanié, voire de réinventé, dans le récit mémoriel. C’est là où va résider la puissance de cette pièce que la mise en scène révèle magnifiquement : le personnage va pouvoir tirer un savoir de ce qu’il reconstruit et énonce. En cherchant à faire la lumière sur ce qui l’a précédé, afin de donner un sens à sa venue au monde, le héros éclaire aussi la part sombre qui anime les protagonistes et la dimension insensée de l’existence. Toujours la tempête !

Gregory Maqoma danse son histoire au Théâtre des Abbesses[2]

De son côté, Gregory Maqoma, chorégraphe sud-africain, part sur les traces de son histoire par le mouvement, et plus précisément sur les traces d’un ancêtre, Jongumsobomvu Maqoma, chef tribal du XIXe siècle, héros de la lutte anti-coloniale. Ce retour au passé se révèle, également dans ce spectacle, du registre de la construction. Images prélevées, récits fragmentaires, restes de mémoire déformée, rituels oubliés, échos de voix et objets abandonnés forment un portrait kaléidoscopique de cet ancêtre devenu personnage. La transmission que cherche à retrouver G. Maqoma n’est ni univoque ni linéaire, elle est inconsciente autant pour celui qui transmet que pour celui qui reçoit. Elle est faite de bric et de broc, s’agence, se transforme, s’interprète, se réinvente.

Accompagné, transcendé par un quartet de voix exceptionnelles et une guitare classique virtuose, G. Maqoma compose une danse riche de toutes ces pièces détachées où fluidité alterne avec saccade, souplesse se mélange avec transe, délicatesse s’affronte avec violence. Ces figures de son illustre ancêtre sont aussi bien les siennes puisqu’elles sont le fruit de la créativité de son auteur. La lettre du sujet se déplace d’un signifiant à l’autre, prend la sortie (exit) pour exister (exist). À la sortie des ancêtres se découvre l’artiste.

[1] Toujours la tempête, de Peter Handke, mise en scène d’Alain Françon, Théâtre des Ateliers Berthier, Paris, du 4 mars au 2 avril 2015. [2] Exit/Exist, chorégraphie de Gregory Maqoma, Théâtre des Abbesses, Paris, du17 au 21 mars 2015.

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Après-coups de la Journée de l’Institut de l’Enfant

Trois petits éclats pour L’Hebdo Blog de la troisième Journée de l'Institut de l'Enfant. Elle a eu lieu au Palais des congrès d'Issy-les-Moulineaux samedi 20 mars. Deux signifiants pas sans lien avec le style de la Journée, et des extraits, non pas sentence mais boussole, tirés du chapeau de la conversation qui eut lieu lors de la table ronde. Trois angles de vue à découvrir pour nos lecteurs.

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Brève

La pratique de la coupure a marqué cette troisième Journée de l’Institut de l’Enfant. Homogène à l’interprétation, elle s’est traduite, en acte, par le style des interventions, par le rythme, vif, impulsé par les organisateurs, par l’usage, en ouverture de chaque séquence, d’extraits de dessins animés, extraits qui tombaient à pic pour illustrer ce qui allait suivre. Prestes et vives, les interventions de l’analyste attrapent l’auditeur : une question, une remarque toute simple, une citation, un silence et le discours s’en trouve changé. C’est la valeur, décisive, de la première interprétation qui frappe : en voici trois, cueillies au fil de la journée.

En ne faisant pas chorus avec la blague qui se transmet dans les réunions de famille, blague qui échappe à l’enfant mais qu’il répète, l’analyste produit un écart dans le discours maternel d’où une première parole du sujet : « j’ai peur du noir », induisant une ouverture de l’inconscient. « Tu construis ou tu démolis ? » cette question fait mouche, elle fait surgir le sujet, le supposant à même de faire un choix. L’efficacité se lira à ses conséquences : mise en route des S2 et formations de l’inconscient. S’identifiant au discours médical, repris dans le discours maternel, comme « anorexique » cette jeune fille s’entend dire : « vous n’êtes pas anorexique, vous refusez de manger », intervention qui touche à l’objet pulsionnel et fait résonner un premier choix du sujet.

Scandant le premier temps de la cure, chacune de ces interventions a pour effet d’« extraire le sujet », selon la formule de Jacques-Alain Miller. Ici, interprétation et acte se nouent pour créer un gap, permettant de passer d’« interpréter l’enfant » à « l’enfant interprète ». Dès lors, s’engage un nouveau temps de la cure où s’ouvre le chemin des S2 et de l’objet avec lesquels le sujet, s’il le désire, jouera sa partie.

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Enfant de parole(s)

La formule, inédite, interpelle : il s’agit d’avoir l’oreille grande ouverte. Au salon, Caroline Eliacheff, Alexandre Stevens, François Ansermet ; cette table ronde « L’enfant du siècle et ses psychanalystes » est animée par Martin Quenehen. Daniel Roy annonce qu’il sera question de trois figures de l’enfant : l’enfant héritier, l’enfant connecté, l’enfant de la rencontre… Et c’est parti !

Florilège[1] : « Il n’y a pas d’âge pour recevoir un enfant » ; « Notre interprétation, c’est essentiellement laisser [l’enfant], l’aider à construire son symptôme, c’est-à-dire sa réponse à sa vie » ; « Trop pris dans la causalité linéaire du XIXe siècle, il y a un risque pour le psychanalyste : devenir un spécialiste de la prévision du passé » ; « Il n’y a en analyse que des enfants désirés ! Un enfant désiré, c’est un enfant dont on parle… » ; « Impossibilité, discontinuité, singularité, unicité : l’avenir des neurosciences, c’est… la psychanalyse ! » ; « C’est une très mauvaise idée que de chercher un analyste acquis à sa cause » ; « Un analyste ne cherche pas à comprendre a priori, il suit le fil signifiant d’un enfant, la façon dont sa jouissance s’est organisée » ; « La modération, c’est une éthique aristotélicienne, je préfère la limitation. À chacun de trouver son principe de limitation » ; « Les connexions sont des nouvelles figures de l’Autre, des places et des lieux séparés du corps de l’enfant » ; « L’interprétation, c’est ce qui fuse, ça vient comme ça ! » ; « La langue que l’analyste parle à l’enfant ? La langue de la surprise… ». Waouh ! Madame, Messieurs : Chapeau !

Je forme un vœu : que ces propos parviennent jusqu’aux oreilles du plus grand nombre. Il est urgent que les enfants et les parents de par le monde sachent ceci – qui s’est dit ce matin du 21 mars 2015 : au XXIe siècle, avec la connectique, avec le numérique, avec ou sans l’Œdipe, « L’analyste est l’homme à qui l’on parle et à qui l’on parle librement. Il est là pour cela. »[2]

[1] Les extraits du florilège sont de C. Eliacheff, A. Stevens, F. Ansermet, A. Stevens, F. Ansermet, C. Eliacheff, A. Stevens, A. Stevens, D. Roy, C. Eliacheff, D. Roy. [2] Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 616.

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Bondir !

Et voilà ! La troisième Journée de l’Institut de l’Enfant vient de se terminer. Mais les lumières n’étaient pas encore éteintes que déjà elles se rallumaient dans nos têtes avec la perspective de 2017 dont nous entretenait Jacques-Alain Miller. Les courses-poursuites du Coyote toujours déjouées par Bip Bip pour notre plus grand plaisir, venaient à peine de s’achever que le monde de l’enfance, avec ses fulgurances, laissait place à la gravité de celui des adolescents. Celui des enfants ne l’est pas moins, mais cette Journée fit valoir l’extraordinaire inventivité de ce qui se passe dans la rencontre entre un enfant et un psychanalyste.

Pas de leçons, pas de techniques mais toujours l’inattendu de cette rencontre jamais comme les autres où la lecture du détail, de ce qui se dit dans l’instant, de ce qui s’entend dans un soudain décalage, fait interprétation. Cette clinique ne se mobilise pas sur la répétition mais sur l’étincelle, même si l’analyste peut se prêter longtemps à se faire l’instrument de recherche de l’enfant : « L’année du chat fut longue ! »[1] Et alors tout d’un coup l’enfant « retourne ses poches »[2] et l’on sait alors que sa position vient de changer.

L’interprétation est active. Il s’agit d’entendre plutôt que d’écouter, il s’agit de bondir plutôt que de construire. Envoyer des flèches sans savoir si elles atteignent leur but. L’interprétation est une pratique de l’incertitude mais « on n’est jamais en retard si on est au rendez-vous ! »[3] Si nous voulons apprendre à bondir avec les adolescents, il va nous falloir tout de même deux ans d’exercices !

[1] Rousseau D.-P., « Google-interprétation ». [2] Graciotti O. et Lucas dans un lieu d’accueil enfants-parents. [3] Ibid.

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