Dans l’« Acte de fondation » de l’École française de psychanalyse, qui devient ensuite, l’École freudienne de Paris, le 21 juin 1964, Lacan affirme que la création d’un tel « organisme » doit rendre possible l’accomplissement d’un travail. Les mots d’alors sont connus : « un travail – qui, dans le champ que Freud a ouvert, restaure le soc tranchant de sa vérité2 ». Entrer dans cette École c’est accomplir ce travail qui prend la forme d’une tâche effective : « Ceux qui viendront dans cette École s’engageront à remplir une tâche soumise à un contrôle interne et externe3. » Une telle orientation implique ceux qui viennent dans cette École. Mais, en retour, l’École est sollicitée. Elle accueille certes mais elle-même a une tâche : « Ils sont assurés en échange que rien ne sera épargné pour que tout ce qu’ils feront de valable, ait le retentissement qu’il mérite, et à la place qui conviendra4. » Ces affirmations de 1964 n’ont rien perdu de leur actualité. Elles désignent toujours ce qui est attendu de ceux qui viennent dans l’École et celle-ci se doit de donner une issue au travail qui s’y fait. Une de ces issues est un « effort de publication5 ». L’effort de publication ne se résume pas à une publication pour laquelle il a des mots critiques dont celui de poubellication6. L’effort désigne les conditions où l’écrit passe à la publication : c’est un enjeu, un engagement. Les deux termes sont-ils synonymes : écrire ouvre à la publication – aussitôt écrit, aussitôt publié ? Ce n’est pas la thèse de Lacan. De même que l’écrit n’est pas la transcription mécanique de ce qui est dit, de la parole, de même une distinction s’opère entre écrire et publier. Dans son Séminaire, « L’objet de la psychanalyse », en 1965, Lacan note – je le cite volontairement dans son long : « Écrire et publier n’est pas la même chose. Que j’écrive même quand je parle n’est pas douteux. “Alors pourquoi ne publiez-vous pas plus ?” Justement à cause de ce que je viens de dire : on publie quelque part. La conjonction fortuite, inattendue de ce quelque chose qui est l’écrit et qui a ainsi d’étroits rapports avec l’objet a, donne, à toute conjonction non concertée d’écrits, l’aspect d’une poubelle. […] Je crois que si le mot, poubelle est venu si exactement se colloquer avec cet ustensile, c’est justement à cause de sa parenté avec la poubellication7 ».
L’expression clef pour ce nouage publication / École est : « on publie quelque part ». Dans sa communication devant des étudiants de Lettres à La Sorbonne en 1957, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Lacan avait donné une définition de la lettre, désormais irréductible à celle du signifiant : la lettre est « ce support matériel que le discours concret emprunte au langage8 ». Le support est topos – il est inscrit, et nullement incorporel – ce qu’est le signifiant, selon les Sophistes. Pour donner une définition encore plus précise de la lettre, Lacan fait référence à l’inscription sur le papier et aux caractères d’imprimerie utilisés – « Didots ou Garamonds se pressant dans les bas-de-casse9 » : la lettre est « la structure essentiellement localisée du signifiant10 ». Le lieu de publication n’est jamais neutre ou indifférent – il est localisé justement. Irons-nous jusqu’à poser, que pour une publication, l’École interprète ce qui s’écrit d’autant plus qu’elle en constitue l’adresse ? Oui ! Nous écrivons à l’adresse du sujet École et en retour l’École interprète ce qui s’élabore d’un travail. C’est aussi à ce titre que l’École est un sujet, comme le pose explicitement Jacques-Alain Miller dans Théorie de Turin sur le sujet de l’École11 et que le savoir qui se publie tire à conséquence alors que le savoir textuel, universitaire, se spécifie, lui, d’être sans conséquences12. Publier dans l’École : un acte pas sans conséquences !
Hervé Castanet
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 15 décembre 1965, inédit.
[2] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 232.
[6] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11.
À propos du : déchet, ordure, poubelle.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 15 décembre 1965, inédit.
8] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 495.
[9] Ibid., p. 501.
[10] Ibid.
[11] Miller J.-A., Théorie de Turin sur le sujet de l’École, Paris, Presses Psychanalytiques de Paris, 2024, p. 8 : « La communication de ce savoir, comme la production d’actes d’École, a pour effet de modifier le sujet en cours de réalisation. Cette propriété permet de la qualifier d’interprétation. »
[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien, 2024, p. 26. À propos de l’Universitas litterarum : « un savoir [sans] aucune espèce de conséquence ».