Quand on consulte les documents de la Haute Autorité de Santé2 concernant les TND3, on est frappé par l’opération que réalise cette nouvelle dénomination. Elle n’a explicitement rien de scientifique et tout d’une opération signifiante.
Une opération signifiante
Un champ existait, celui des symptômes des enfants, qui accueillait encore la diversité des phénomènes cliniques que l’on classait. On décrète maintenant que les difficultés intellectuelles, les problèmes liés à la communication, à l’attention, à l’activité, les troubles autistiques, les problèmes d’apprentissage, les difficultés motrices, n’auront qu’un nom : Troubles neurodéveloppementaux. Cette substitution ne se fait pas au nom de la science, mais de ses buts administratifs : harmoniser les pratiques, diagnostiquer au plus vite. On ne peut s’empêcher d’y déceler une urgence, celle de la maîtrise des coûts, quitte à diagnostiquer sur dossier comme cela se sait. Dans une ambiance sociétale qui se voue à la déconstruction, ce nominalisme est sans vergogne. J’ai longtemps pensé que le DSM n’était qu’un manuel d’économie en santé mentale qui préservait cependant un lien avec les phénomènes cliniques. Mais qu’en faire quand son a-théorisme est en vérité un rejet de la structure ? Lisons sur ce point Lacan : « Si nous employons la référence à la structure, c’est qu’il nous faut partir de quelque chose d’externe à ce qui est immédiatement donné, de façon intuitive, dans le champ de l’identification.4 » Le DSM a donc beaucoup identifié, mais des phénomènes seuls, on n’apprend rien.
Main basse sur le cerveau
L’appellation TND va plus loin. Elle est coup de force, coup de trique à l’appui : fini de jouer ; qu’entrent les cohortes d’enfants turbulents, pas comme les autres, refusant d’apprendre, dans le lieu confiné du cerveau ; et pas de souffrance dans les rangs ! Dans ce contexte, le cerveau est un nom, pas un objet scientifique, un signifiant qui s’est hissé au top des valeurs civilisationnelles. Indiquons ici un texte fameux de Canguilhem qui porte sur ces questions5. D’entrée, il met les pieds dans le plat : « Assurément chacun de nous se flatte de penser et beaucoup aimeraient savoir comment il se fait qu’ils pensent comme ils pensent. Mais il semble bien que la question a cessé manifestement d’être purement théorique. Car nous croyons comprendre que de plus en plus de pouvoirs sont intéressés par notre pouvoir de penser. Et donc si nous cherchons comment il se fait que nous pensons comme nous pensons, c’est afin de nous défendre contre l’incitation sournoise ou déclarée, à penser comme on voudrait que nous pensions. » Il éclaire ce cerveau préempté par une philosophie mal-pensante, nourrissant une psychologie mal pensée, et enjeu de pouvoir. Autant pouvait-on rire de la phrénologie et de la bosse des maths, autant ce nominalisme sans considération pour le réel, qui fait de nos enfants des êtres neuronaux parlés jusqu’à l’os, fait froid dans le dos. Sous quelle forme le réel fera-t-il retour ? Celle du médicament, par exemple.
Le langage est social
Or, Canguilhem est de ceux qui font de la structure du langage, un réel, incontournable : il ne la confond ni avec la pensée ni avec le cerveau. À l’instar de Lacan, c’est avec Descartes qu’il réinstalle en un autre lieu le sujet définissant la fonction du langage comme étant « essentiellement une fonction sémantique dont les explications de type physicaliste n’ont jamais réussi à rendre compte6 ».
L’actualité psychanalytique m’a récemment replongé dans la lecture du Cours de linguistique générale de Saussure et des Essais de linguistique générale de Jakobson, grandes références de Lacan. En même temps que l’un et l’autre y exposent leurs travaux, ils donnent une leçon d’épistémologie en matière de science conjecturale. Résistant chacun à leur manière à la localisation du langage dans le cerveau – pour l’un, en relativisant son implication, pour le second, en distinguant les atteintes cérébrales auxquelles il s’attelle et le langage –, ils se rejoignent en donnant un statut résolument social au langage, c’est-à-dire au parlêtre. C’est une bouffée d’air pur que de retrouver la science dissipant pour un temps l’odeur de graillon du psychologisme ambiant.
Éric Zuliani
1 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 531 : « Or si notre science, concernant la physis, en sa mathématisation toujours plus pure, ne garde de cette cuisine qu’un relent si discret qu’on peut légitimement s’interroger s’il n’y a pas eu substitution de personne, il n’en est pas de même concernant l’antiphysis (soit l’appareil vivant qu’on veut apte à prendre mesure de ladite physis), dont l’odeur de graillon trahit sans aucun doute la pratique séculaire dans ladite cuisine de la préparation des cervelles. »
2 Disponible sur internet : https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2020-03/fs_tnd_synthese_v2.pdf
3 TND : Troubles neurodéveloppementaux
4 Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien, 2023, p. 78.
5 Canguilhem G., « Le cerveau et la pensée », Prospectives et santé, n°14, 1980, p. 81.
6 Ibid., p. 108.