Une petite mutation s’est accomplie dans la civilisation depuis que Freud a écrit Massenpsychologie en 1921. Celle-ci permet de lire autrement la structuration des masses1 à l’époque de l’Un-dividu2, selon l’heureux terme proposé par Jacques-Alain Miller. C’est l’objet a lui-même qui incarne la nouvelle version des leaders, sous la forme agalmatique des influencers et autres leaders d’opinion ou sous sa forme de déchet, en politique, où le leader se fait le dépositaire de la haine des masses en incarnant cette fonction. Dans les deux cas, le leader de l’ancienne masse freudienne3 donne corps au plus-de-jouir des membres de la masse à partir de son propre plus-de-jouir et non pas en tant qu’Idéal (Freud), ou en personnifiant le signifiant-maître tel que Lacan avait permis de le lire.
À la place accordée par Freud au leader comme objet incarnant les idéaux du moi de chaque membre de la masse, Lacan substitue le signifiant-maître en formalisant le discours qui lui donne consistance. Le leader – objet d’investissement libidinal des moi qui font partie de la masse dans l’article de Freud – devient un S1 dans la théorie lacanienne du lien social. Lacan fait de la petite moustache de Hitler un exemple de cet insigne – insigne qui situe le signifiant-maître au-dessus de l’objet a selon le mathème proposé par J.-A. Miller dans son cours « Ce qui fait insigne4 » :
S1
–
a
L’insigne permet ainsi de donner la véritable structure de la masse, en situant l’objet plus-de-jouir comme la véritable cause qui anime la masse, et qui trouve son vecteur dans le signifiant-maître. Dans la civilisation des Uns-tout-seuls, les signifiants-maîtres ont tendance à s’effacer au nom d’une jouissance sans voile, ou peu voilée.
Les versions du leader comme objet plus-de-jouir prennent la forme des porte-paroles des drop-outs de l’économie de marché : populismes de droite et de gauche en Europe avec la polarisation des positions que les dernières décennies ont permis de vérifier5. Ce ne sont pas tant leurs parcours personnels qui comptent dans le Vieux Continent que la manière opportune et pertinente que ces leaders ont de se faire l’écho des discours désignant les ennemis ; cela selon les mécanismes de ségrégation à l’œuvre dans chacun des secteurs qu’ils cherchent à représenter.
Dans les Amériques, le parcours personnel compte davantage comme explication de ce qui a conduit le leader à occuper cette position et par conséquent comme validation de celle-ci. Aux USA, la version agalmatique prime avec Barack Obama ou celle du loser régénéré avec George W. Bush, born-again, et Donald Trump qui a échoué dans presque toutes ses grandes entreprises immobilières. Tandis qu’en Amérique latine la version porte-parole de la haine de classe l’emporte avec Jair Bolsonaro et Javier Milei, qui matérialise l’espoir des membres de la masse de pouvoir se régénérer à leur tour à partir de leur statut de déchets du capitalisme. Rappelons que D. Trump se fait réélire en grande partie par les victimes de la désindustrialisation progressive des USA et de la crise des subprimes, en promettant de réindustrialiser le pays. J. Bolsonaro, lui, s’est fait l’écho du péril vécu par les classes aisées voyant les membres des classes plus défavorisées accéder à certains de leurs privilèges – chasse gardée de leur jouissance. J. Milei a gagné les élections avec la promesse de (néo)libéraliser complètement l’économie et de donner du travail aux victimes de la caste des précédents gouvernants corrompus.
Une logique se dégage alors : à partir de la projection de l’objet a de chaque membre de la masse, le leader trouve sa légitimité à occuper cette place depuis son propre statut d’objet ou de la résonance du plus-de-jouir qu’il incarne. Les néofascismes contemporains trouvent certainement dans cette structure de la masse leur raison.
Fabian Fajnwaks
[1] Nous gardons ici ce terme adopté par les traducteurs de Freud sans distinguer masse de foule que le français permet et selon l’argumentation de J.-C. Milner, voir note 3 ci-dessous.
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, quatrième de couverture.
[3] Cf. Milner J.-C., « Foules et idéologies religieuses », Cités, n°62, juillet 2015, p. 157-170.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne » (1986-1987), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 21 janvier 1987, inédit.
[5] Je dois aux conversations avec Pierre Sidon cette idée : qu’il soit ici remercié.