« Littéralement, le cri semble provoquer le silence [entendez pro-vocare, appeler devant] et, s’y abolissant, il est sensible qu’il le cause, il le fait surgir[.] Le cri fait en quelque sorte – le silence – se pelotonner, dans l’impasse même d’où il jaillit pour que le silence s’en échappe. […] Ils ne sont liés ni d’être ensemble ni de se succéder, le cri fait le gouffre où le silence se rue.1 »
Évanescence de l’objet voix
Dans le chant de l’opéra, là où on pense que se trouve la voix, toujours on se trompe. Bien sûr, comme l’écrit Michel Poizat, « c’est bien en tant que la voix est objet, objet autonome détaché du corps qui la produit, que l’amateur y prend jouissance. Mais cet objet est fragile, évanescent. Il n’existe qu’en tant qu’il échappe toujours. […] La mission de l’artiste sur la scène est d’une certaine façon de tendre à s’abolir comme sujet pour s’offrir comme pure voix2 ».
Chopin a appelé la note qui cristallise le point culminant à venir qui finira par venir, telle la mort d’Isolde dans l’opéra de Wagner, la note bleue. Il s’agit d’un cri musical, d’un cri pur, qui constitue un lieu d’incandescence. La note bleue n’introduit pas à la jouissance elle-même, mais bien à sa promesse. M. Poizat note que la jouissance de l’auditeur et le désir du compositeur visent à détruire la loi de la parole et la scansion signifiante, et vise le chant jusqu’à son point limite : le cri.
Logique masculine et logique féminine
D’une part, la musique et le chant ont tendance à déborder, à emplir, remplir et envahir, mais d’autre part, la parole et la poésie ont une fonction de limite, de contour, de barrage. Il est intéressant de constater que ces deux tendances ont été soutenues chacune par leurs défenseurs : ainsi, sous la loge du Roi, se trouve l’emblème masculin avec les défenseurs de la musique française tout entière attachée au primat de la parole ; et sous la loge de la Reine, l’emblème féminin où se rassemblaient les partisans de la musique italienne vouée à l’échappée lyrique. Une logique masculine et une logique féminine qui ici aussi s’opposent.
Le silence tel que le fait entendre le cri est « ce qui présentifie le mieux l’objet-voix3 ». La musique et le chant ne cessent de tourner autour de cet objet, de ce point fixe. Jankélévitch indique que « la musique tranche sur le silence », que « née du silence, elle se replie dans le silence »4. Ou encore dit-il, elle « ne respire que dans l’oxygène du silence5 ».
Le silence de l’analyste
L’objet voix étant aphonique6 et le résultat d’une soustraction du sens, il ne se manifeste jamais mieux que lorsqu’il est produit par une double annulation, celle de l’énoncé (ce qui se dit) et celle de ce qui s’entend. C’est alors que l’objet voix peut prendre toute sa puissance. Ainsi fonctionne le silence de l’analyste. Ce silence est absolument essentiel pour laisser la place et sa force à l’interprétation. La voix, en tant qu’objet a, est l’émergence pure d’une énonciation désubjectivée du « Qu’on dise… ». Cette voix peut trouver sa place dans l’analyse parce qu’elle vient en réponse au silence de l’analyste. Dans le duo de la cure, l’analysant donne de la voix en réponse à l’analyste qui se tait. L’objet voix, en tant qu’objet a séparé, est un silence et non une voix. C’est le silence qui lui donne sa substance. En tant qu’objet, la voix entoure un vide. Elle est une petite chose séparable du corps. Elle vient à la place de ce qui, du sujet, est indicible. La voix émerge quand le signifiant se brise pour rejoindre cet objet dans l’horreur. La voix habite le langage, elle le hante et finalement l’invocation de toute chaîne signifiante, c’est « Tais-toi ».
Katty Langelez-Stevens
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 17 mars 1965, inédit. Citation choisie pour illustrer l’objet voix à l’exposition Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse au Centre Pompidou de Metz qui s’est tenue du 31 décembre 2023 au 27 mai 2024.
[2] Poizat M., L’Opéra ou le cri de l’ange. Essai sur la jouissance de l’amateur d’opéra, Paris, Métailié, 1986, p. 59.
[3] Ibid., p. 124.
[4] Jankélévitch V., La Musique et l’ineffable, Paris, Seuil, 1983, cité par Poizat M., in L’Opéra ou le cri de l’ange, ibid., p. 124.
[5] Ibid., p. 126.
[6] Cf. Miller J.-A., « La voix, aphone », La Cause du désir, hors-série, numéro numérique, décembre 2016, p. 129-141.