Dans son Séminaire X, alors qu’il formalise la voix comme objet a, Lacan nous met en garde contre la prétention de la connaître déjà « sous prétexte que nous en connaissons les déchets, les feuilles mortes, sous la forme des voix égarées de la psychose, et le caractère parasitaire sous la forme des impératifs interrompus du surmoi1 ». Ainsi, dans son avertissement, il y a aussi la remarque que c’est notamment par l’intermédiaire de ces deux phénomènes que la voix se manifeste dans l’expérience du clinicien.
Dans les deux cas, il est question d’une voix égarée ou parasitaire qui, de ce fait, semble s’imposer au sujet comme venant de l’extérieur. En effet, même si elle est incorporée, cette voix n’est pourtant pas intégrée par le sujet. Voilà qui fait résonner d’une tout autre manière le fait – soulevé, mais jamais expliqué par Freud – que l’identification au père qui est à l’origine du surmoi reste à part, elle ne s’intègre pas, comme toutes les autres identifications, au pot-pourri hétéroclite qu’est le moi.
En outre, Lacan qualifie ici les impératifs surmoïques d’« interrompus ». Ceci n’est pas nouveau : dès le début de son enseignement, il rattachait le surmoi au caractère interrompu et incompris du discours de la loi. Le surmoi, disait-il, « scinde le monde symbolique du sujet, le coupe en deux, en une part accessible, reconnue, et une part inaccessible, interdite2 ». En effet, le surmoi introduit une scission, une fracture, une rupture à partir de laquelle certains énoncés de la loi deviennent inaccessibles ou ignorés du sujet. Lacan en donne l’exemple éclairant de l’homme à la main coupée dont le symptôme mettait à exécution la peine qui, selon la tradition qui était la sienne et qu’il ignorait simplement, aurait dû tomber sur son père3.
Dix ans plus tard, c’est dans cette fracture, dans cette coupure, que Lacan situera l’objet voix. La voix surgit justement quand la chaîne symbolique se rompt, là où celle-ci se brise. Elle surgit sous une forme parasitaire : impératifs, insultes, voire phrases sans queue ni tête qui s’imposent au sujet. On apprend alors que c’est l’objet voix qui est en jeu dans une large palette de phénomènes cliniques, allant de l’hallucination aux pensées parasitaires jusqu’au surmoi.
Voilà une façon tout à fait inédite et éclairante de concevoir le surmoi, cette instance freudienne ! Remarquons au passage que les débats passionnés entre Freud et ses disciples autour de la qualité œdipienne ou préœdipienne du surmoi deviennent dès lors superflus.
Pourtant, ces fragments parasites n’auraient pas la puissance d’une « figure obscène et féroce4 », s’ils ne recelaient pas, pour le sujet, quelque chose qui le concerne intimement. En effet, selon Lacan, c’est notre propre vide qui est modelé par la voix : « c’est dans ce vide que résonne la voix […]. La voix dont il s’agit, c’est la voix en tant qu’impérative, en tant qu’elle réclame obéissance ou conviction. Elle se situe, non par rapport à la musique, mais par rapport à la parole5 ». C’est peut-être à ce niveau qu’il conviendrait de situer le phénomène – devenu si prégnant dans l’actualité – de l’emprise, c’est-à-dire, de l’étrange soumission à une parole ravageante.
Adriana Campos
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 290-291.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 220.
[3] Cf. ibid., p. 221-223.
[4] Lacan J., « La Chose freudienne », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 434.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 319.