Il y a presque trente ans, Jacques-Alain Miller annonçait dans « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », que les psychanalystes auront affaire à un autre statut du sujet. Coup porté par le discours de la science qui a définitivement pénétré tous les aspects de la vie humaine et concouru à déprendre le sujet de sa parole, sujet toujours plus objectivé, randomisé, coupé de ce qui le cause. La science met à jour un réel hors-sens : les mots ne seraient que du semblant. La dérive des signifiants qui ne sont jamais proprement lestés chez l’être parlant, n’assure plus la garantie du sens.
Cette précarité constitutive du signifiant et de la parole, relevée par Lacan et dévoilée par le discours de la science, révèle le statut foncier du sujet. C’est dans ce contexte que J.-A. Miller évoque ce nouveau statut du sujet. Sommé à « l’adaptation flexible à l’éventuel1 », c’est un sujet déboussolé qui est ainsi voué à l’illimité des possibles, c’est-à-dire à l’absence de garantie de l’Autre qui était censé maintenir un cap. Quand la parole est destituée, demeure pourtant le poids du plus-de-jouir d’un sujet, alourdi des nouveaux impératifs surmoïques que portent les discours de son temps.
Il incombe à la psychanalyse de s’y préparer, ponctue J.-A Miller. C’est un peu plus tard, au début des années 2000, qu’il initie le mouvement de création du Centre psychanalytique de consultations et de traitement (CPCT), en prenant acte de la précarité des sujets contemporains dans l’efflorescence des troubles comportementaux, des troubles « dys » et de l’extension des états dépressifs, etc. C’est « la psychanalyse de l’époque de l’errance2 », affirme-t-il. Le CPCT est aussi la psychanalyse de l’époque de l’errance. Si le CPCT sait se faire nomade et mobile, il n’est pas errant pour autant. D’abord parce qu’il n’ignore pas le délitement du lien social et de ses discours porteurs de ségrégation dont l’envers actuel est l’inclusion. Le CPCT a une position d’extériorité quant aux signifiants-maîtres. Plus fondamentalement, c’est parce qu’il s’oriente de la psychanalyse, seul discours à proposer un traitement inédit de la jouissance rebelle et incasable pour tout parlêtre.
En 2025, nous sommes à l’heure de la « plateformisation » des diagnostics en santé mentale, qui exclut la mise en jeu de la parole des patients, et à celle des case manager, nouvelle pratique de soins importée du management entrepreneurial proactif visant une optimisation du traitement précoce des troubles psychiques et qui préconise une douce mais ferme coopération entre soignant et patient. Au CPCT, ce sont des sujets qui arrivent avec les nominations actuelles : HPI, TDAH, etc. Elles peuvent donner une lisibilité de l’être, voire un ancrage dans une réalité sociale tant qu’il n’y a pas d’accroc dans l’existence. Le CPCT accueille les plus précaires, souvent indésirables dans d’autres places, gérés parfois comme des produits jetables dans le champ social.
Or, c’est justement avec ce qui, ailleurs, est considéré comme indésirable, déchet ou insupportable, qu’opère le CPCT. Le temps bref, parfois quelques séances, ne pousse pas à tergiverser, mais plutôt à faire place d’emblée à l’inflexible de l’être parlant, à ce qui lui tient d’impossible. Ajusté et averti de l’impossible commune mesure d’un réel irréductible pour chacun, le CPCT use alors des semblants nécessaires pour qu’il y ait chance d’en modifier l’accent.
Martine Versel
[1] Miller J.-A. (avec Laurent É.), « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 18 juin 1997, inédit.
[2] Ibid., cours du 20 novembre 1996.